samedi 18 juillet 2009

Les Salons de peinture

Je suis souvent allée à des Salons de peinture en compagnie de mon ami Stefan. Lorsqu’il est parti pour Varsovie et Moscou, j’ai continué avec mon cher professeur d’art dramatique, Mary Samary.

En Bretagne, où j’ai passé des vacances, j’ai rencontré Paul Sérusier et un groupe de
Symbolistes. Quand je visitais les Expositions, leurs tableaux me faisaient rire, alors que Stefan les regardait avec sérieux. Ces peintres – les Symbolistes – portaient des sabots et des habits de paysans, fumaient la pipe et discutaient sans cesse de tons et de couleurs. Ils se sont eux-mêmes appelés Nabis.

J’aime la peinture. Moi-même, à l’époque, je me suis acheté une boite de couleurs et j’ai peint quelques croûtes – on dirait des paysages – tout bleu car la mer est bleue, bien que verte par endroit. Plus je contemplais cette étendue d’eau, plus j’étais convaincue qu’aucun peintre n’arriverait à bien rendre la mer sans utiliser les couleurs or et argent. J’ai sympathisé avec ces peintres et j’ai assisté à des scènes de leur vie et à leur manière de concevoir leurs tableaux. La présence de Paul Sérusier dans ma vie a été une découverte formidable. Il m’a appris à regarder autrement la peinture… et ne plus avoir peur de la mort. J’ai écouté ses théories le jour et la nuit. Nous pensons parfois à nous marier.

Au début, les Symbolistes, on les appelait les
Synthétistes. Ils étaient une petite poignée : Gauguin, Bernard, Anquetin. En 1889, au cours de l’Exposition Universelle, ces artistes ont organisé une petite exposition dans un modeste café : c’est de cette manière qu’ils ont attiré l’attention du public. Le nom de Symbolistes leur a été donné par un groupe de poètes qui portaient déjà ce nom et qui ont trouvé que ce genre de peinture dénotait une filiation commune à ce qu’il y avait dans leurs œuvres.

En tant que le chef de file, Gauguin a consenti à cette dénomination : celle-ci s’est imposée depuis. Pour se moquer, le prolétariat de la peinture les a surnommés : les Symbolos. Gauguin a commencé comme
Impressionniste mais il est parvenu à quelque chose de plus parfait et de plus complet. Transmettre des impressions reçues en observant la nature ne suffisait pas à son imagination. Il s’est alors tourné vers le gothique et vers les primitifs. Il a ainsi compris qu’il manquait un style à l’art contemporain. Mais ne voulant pas imposer à tous un seul style, un seul schéma, une seule manière – ce qui serait absurde. Il a souhaité que chaque artiste fasse sortir de son âme le style qu’il avait en lui. Il s’est également consacré à la composition, comme condition nécessaire pour créer un style décoratif.

Van Gogh était un artiste doté d’une fantaisie folle et d’un tempérament, un coloriste dont la richesse des couleurs éblouit. Éprouvé de son vivant dans son corps par la maladie et par le dénuement, il possédait un esprit puissant, qui rassemblait en lui-même presque toutes les écoles de peinture. Comme peintre, il était Impressionniste. Comme dessinateur, il était Caractériste et, dans la manière d’exprimer ses sentiments et les idées qui le tourmentaient, il était Symboliste.

Van Gogh a pris Monticelli et Gauguin pour maîtres et, en laissant la bride à son tempérament ardent et flamboyant, il a regardé la nature à travers ce prisme. Il s’est élancé vers la lumière, vers des lueurs aveuglantes et, tout à coup, il s’est enfoncé dans l’obscurité… il est devenu fou ! Qu’est-ce que la folie – Qu’en savons-nous ? Le génie et la folie ne sont-ils pas du même lit ? Sur leurs ailes, les génies portent le monde vers la lumière et aucune camisole n’en a entravé les ailes ! Les ailes de Van Gogh nous ont livré plusieurs dizaines de toiles où il ne s’agit pas d’une «imitation parfaite» de la nature mais où nous devinons, en les regardant, comment lui, Van Gogh, voyait la nature.

Une toile de Van Gogh, j’en ai une qui est accrochée dans mon atelier – un joyau qui, dans quelques dizaines années, n’aura pas de prix. Mon appartement se transforme peu à peu en un musée. J’ai aussi des toiles de Gauguin, Maurice Denis, Vuillard, Anquetin, des sculptures en bas-relief. Il me manque des murs pour les accrocher et six toiles sont dans mon cabinet de toilette, en attendant des jours meilleurs, quand j’aurais un appartement plus grand. J’ai un grand tableau que m’a donné Antoine : entièrement peint avec des points – cela va faire sensation à Varsovie. J’aurais aimé d’avoir l’un des tableaux de ces Symbolistes, peint en trois couleurs seulement et qui représente de petits monstres.

Vous savez… pendant ces six années à Paris, j’ai beaucoup appris: à sentir, à penser, à regarder le monde et l’art, l’évolution sociale, et à trouver le sens de l’existence. Qui étais-je avant ? Une machine sans intelligence, poussée au gré des vents et de mes éditeurs… En un mot, je suis devenue un être humain.

Et maintenant, avant le bref voyage que je compte faire à Varsovie après tant de temps, j’ai encore à préparer mon rôle de la Femme aux Rats, dans le
Petit Eyolf d’Ibsen que je vais jouer au Théâtre de L’Œuvre de Lugné-Poe… un théâtre Symboliste. Je compte revenir bientôt à Paris – car Sérusier m’attend.
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(D'après des traductions-adaptations de Lisbeth Virol & Arturo Nevill)
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A L'ENTREPÔT
7/9 rue Francis de Pressensé
dans le 14ème (métro Pernety ou Plaisance)
le 1er septembre à 19 heures 15
Lecture de textes de Zapolska sur Paris
(entrée libre - durée d'environ 1 heure)

L'Exposition Universelle

La première fois que j’ai vu l’Exposition Universelle et la Tour Eiffel, c’était dans la soirée. Les Français appellent l’Exposition Le Pays de Fées et ils ont raison. En regardant cet espace immense débordant de merveilles de la science, de l’industrie, du travail, de l’art et du génie, on voudrait rencontrer ces fées qui ont produit tant de merveilles ! De Fées ? Pas la moindre trace. Ceux qui ont produit tout cela, on peut les compter par milliers, tellement modestes et si petits devant leurs œuvres.

De cette fourmilière inondée de lumière, émerge – vers les hauteurs – une merveille, comme de la dentelle et des lampes assemblées. Des dentelles puissantes et extraordinaires qui bouleversent l’âme endormie et l’entraînent avec cette audace insolente par laquelle elle s’élance vers le ciel. C’est la Tour Eiffel. C’est en vain que, sur l’
Esplanade, des faisceaux lumineux s’entrecroisent, en vain que le Pavillon d’Argentine, pareil à un palais enchanté, scintille de lumières pourpres, bleues ou vertes. En vain que, sur le Pavillon du Gaz, un génie fait jaillir de la paume de sa main un jet du feu ! En vain que des jets de couleur lilas ou saphir font que la Galerie centrale baigne dans des écumes. En vain que la Galerie des machines, telle un serpent, allonge son corps flamboyant. Tous ces feux, toutes ces lueurs pâlissent à côté de la Tour…

Ah ! Quelle foule, diverse, de toutes les races, parlant toutes les langues, multicolore ! Lorsque tombe le crépuscule, la foule se déverse par les portes comme une large rivière, recouvre l’Esplanade, l’allée de La Bourdonnais, le pont d’Iéna, l’avenue Rapp, la rue du Caire. Elle court, crie, s’amuse, se bouscule, inonde les bazars orientaux, les restaurants, les cafés, les gazons.

Les gens grimpent les escaliers du pavillon du
Globe terrestre, engloutissent des milliers de tasses de thé indien qui fait transpirer quiconque s’en abreuve. Ils se font arnaquer dans des restaurants où la portion de bouillon coûte 1 franc et où il faut payer séparément pour le couvert, la nappe et une assiette. D’autres personnes sont plus économes. Elles achètent de grands pains, sortent de leurs poches gâteaux, viandes et bouteilles de vin, s’assoient sur les gazons à même le sol, ou bien sur les machines qui sont exposées en plein air.

On mange ici beaucoup et en permanence. On mange dans des ascenseurs de la Tour Eiffel, dans la Salle des machines, devant ces joyaux qui valent des millions, sous les lumières chatoyantes de l’électricité ! On mange partout et encore ! On voit ainsi des dames qui achètent des sandwiches, des tartines, des galettes. On en voit qui boivent du lait, de l’orangeade servie par des garçons noirs, et d’autres qui boivent des
bocks, servis par des Indiens. Il semble que l’unique souci qui anime les Français soit de bien manger !

En ce qui concerne la manière de s’habiller… Mon Dieu ! Le chic ? C’est un mot inconnu ici ! Les dames qui rodent autour de la Tour Eiffel sont rousses et fardées comme des poupées empaillées. Elles portent des mitaines, n’ont aucun charme et se tiennent les mains sur les hanches ! O, gracieuses Varsoviennes ! Si votre mari vous dit incidemment, en buvant son café le matin : Tu sais, ma Chérie, je vais à Paris. C’est pour voir… la Tour Eiffel ! - Souriez seulement, de ce sourire voluptueux qui est le vôtre et, en arrangeant les dentelles de votre négligé du matin, répondez lui : Bien sûr, mon Chéri… va la voir… la Tour Eiffel. Je t’attendrai ici . Vous pouvez l’attendre sans crainte. Les chignons roux des dames d’ici vont faire que votre ingrat de mari reviendra vers vous avec multitude des flacons d’essence de rose, de nombreux bracelets d’Égypte, des éventails en plumes avec des franges dorées, et les plus belles broderies, ainsi que des haches plus ou moins rouillées, pour parer les murs de votre appartement…

La clôture de l’Exposition

Je suis allée avec mes voisins – Mme Nini, son mari et moi – à la clôture de l’Exposition Universelle. Après le déjeuner, où nous avons englouti une masse de Roquefort, du Brie, du Petit Gervais, des poires, des raisins, des noix, des petits-fours, des pommes vanillées, des confitures, après avoir bu quelques tasses d'un café noir arrosé copieusement de ma fine, Madame Nini a enfin décidé : Il est temps de partir.

J’ai soufflé. Le temps passait, et nous étions toujours devant cette table en mangeant et en mangeant sans cesse. Selon le programme, nous devions passer une journée entière à l’Exposition. J’étais sûre qu’au plus tard dans une heure je serais au Trocadéro ou au Champ de Mars. Illusion ! J’ai oublié que les Français aiment bien manger et longtemps. Le crépuscule était tombé lorsque nous nous levions de table.

Il était temps de partir. Mais Monsieur était d’un autre avis. En engloutissant encore une tasse de café, une livre de raisins, il s’est mis à faire des provisions pour cette excursion. Donc, une bouteille plate de
Cognac, 4 poignées de noix et une livre de fruits confits. Il voulait encore emmener la tarte Courcelles et une bouteille de la Chartreuse, mais Madame Nini a émis une réserve : Il vaut mieux que tu prennes ça – a-t-elle dit, en mettant dans la poche du vêtement de son mari une douzaine de figues : Elles vont me rafraîchir lorsque je serai éreintée.

En épinglant sur nos vestes des gerbes de violettes, elle a conclu que nous sommes très bien et en secouant un grand manchon, elle a ouvert la parade en disant à son mari : Tu sais, mon chat, lorsque nous serons arrivés sur place, nous nous arrêterons dans un restaurant car je sens qu’il me manque quelque chose… Ciel !

En sortant dans la rue, nous avons eu un avant-goût des festivités nocturnes. Les cochers, de la hauteur de leurs sièges pestaient, se croyant tout puissants. Devant les arrêts des autobus, les foules grouillaient en attendant qu’on appelle le numéro qu’ils avaient pris au guichet. Les petits omnibus passaient lentement remplis de passagers, et les conducteurs criaient avec un accent caractéristique : A l’Exposition – porte Rrraapp… cinquante centimes.

Monsieur, de pur sang parisien se sentait dans son univers. Il sautait, courait d’un cocher à l’autre en leur montrant une pièce de 5 francs. Enfin, un cocher nous a acceptés dans son fiacre : Mais vous savez, mon bourgeois – a-t-il dit, en se penchant de son siège : C’est cent sous ! Nous sommes partis.

De deux côtés des boulevards, des colonnes noires de gens avançaient rapidement dans la direction de l’Exposition. Des milliers de fiacres, de voitures, des omnibus serrés, occupaient le milieu de la rue. Par moments la circulation était entravée. Les agents de police, à la voix enrouée, fatiguée, s’affairaient entre des chevaux en essayant d’imposer un ordre. Les injures des cochers, le hennissement des chevaux, le rire des passagers faisaient un chaos indescriptible.

Une lueur couleur sang couvrait le ciel du côté de Trocadéro. Nous avons acheté 15 tickets à trois sous pièce et nous avons fait la queue devant l’entrée de Trocadéro. Le temps était splendide, le ciel pur, l’air – bien que frais, était sec. Nous avons vite couru dans la direction du Palais.

Comment pourrais-je vous présenter ce torrent mouvant dans lequel baignent en ce moment le Palais de Trocadéro et le Champ de Mars ? Tous les rebords du Palais, des fenêtres, des balcons, des balustrades, des ornements… sont soulignés par un fil lumineux. Des bouquets de lumière colorée scintillent comme des fleurs mystiques. Les immenses ailes du palais tracent des demi-cercles dorés. Tout flambe, brûle, tremble sous le souffle du vent. Dans la Seine, se réfléchissent les lumières qui se balancent sur le pont des bateaux qui s’y trouvent en grand nombre. Celles des restaurants sur l’eau sont rouges ; les bateaux près du Louvre sont parés de guirlandes vertes et de lampions aux lueurs dorées.

Sous la Tour Eiffel, la masse noire des gens bouge, crie et fait du bruit. Dans un kiosque, un orchestre joue un ancien air de polka. La foule commence à s’agiter. Les hommes sifflent, les femmes fredonnent. Soudain, des coups de canon ébranlent l’air. On dirait que la Tour Eiffel se met à brûler ! Toute entière ! Monstre flamboyant attisé par des diables, elle se consume en des couleurs pourpres. On distingue les lignes noires de l’échafaudage en fer et des poutrelles. Vue magique à vous couper le souffle. Des buissons alentour, jaillissent des lueurs rougeoyantes. Les fontaines prennent une couleur sang et déversent une pluie de rubis. Le vent agite les lampions accrochés aux arbres. Devant la statue de la République à laquelle la lueur des flammes semble imprimer un tremblement, la foule s’écrie : Vive la République !

(D'après des traductions-adaptations de Lisbeth Virol & Arturo Nevill)
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A L'ENTREPÔT, 7/9 rue Francis de Pressensé
dans le 14ème (métro Pernety ou Plaisance),
le 1er septembre à 19 heures 15 :
Lecture de textes de Zapolska sur Paris
(entrée libre - durée d'environ 1 heure)

jeudi 16 juillet 2009

La petite Valti

Toute la journée j’ai visité les pavillons de l’Exposition Universelle ! A la tombée de la nuit, on recouvre les vitrines de toile blanche et de tous les pavillons sortent des foules de gens qui se massent autour du colosse de La Tour Eiffel qui révèle ses formes au fur et à mesure que les lumières s’allument lentement le long de ses galeries. Toutes les têtes se lèvent et les cris s’élèvent vers le ciel : Magnifique ! Sublime !

Soudain, une lumière violette s’allume, on entend le bruit des jets d’eau, on voit comme des milliers d’étincelles…ce sont des fontaines multicolores qui, comme des gerbes de bijoux, font s’épanouir des milliers de gouttelettes qui se désagrègent dans l’air. Dans le lointain, on voit les statues que l’électricité inonde de blancheur.

Une mélodie de czardas nous parvient. Sur une voiture passe une danseuse, une bayadère de la rue du Caire, toute enveloppée d’un vêtement noir.

Je n’avais jamais vu les vraies bayadères de la rue du Caire avant d’avoir assisté au spectacle de
Mademoiselle Valti à La Scala. Sur une scène, baignée par la lumière et des éclats de lueurs électriques, une jeune femme rousse balance des hanches. Elle chante, la charmante Valti en faisant tourner sa petite tête encadrée de cheveux roux. Elle sourit, elle est gracieuse, le satin et le strass brillent. D’un soprano pur, elle chante :
. Je suis la bayadère de la rue du Caire…

Elle frétille si joliment de son
petit bedon que le public qui remplit la salle de la Scala applaudit frénétiquement sa danse du ventre. Elle a le plaisant minois d’un titi parisien ; elle est coiffée d’un chapeau de crêpe, couleur or et rose ; sa silhouette de danseuse, on la dirait dessinée par Grévin. Le chef d’orchestre qui l’accompagne discrètement d’une mélodie harmonieuse est obligé de reprendre pour la 3ème fois le dernier couplet. La jolie fille cligne de l’œil gauche, se balance de nouveau sous les lumières en jetant des étincelles de diamants… et recommence à chanter.

Son agréable silhouette ondule sur la scène vivement éclairée et, sous le satin rose, son «petit bedon» continue de s’activer. Lorsque cette «gommeuse du lieu», fort appréciée avec son expression de gavroche, pose ses mains blanches sur ses hanches rebondies ceinturées de ruban dorés, et chante en plissant les yeux :
.......... Abdi-abdah,
.......... Fiou fiou, piou, piou,
..........Dansons, dansons,
..........La danse du ventre
… le public acclame avec des cris d’enthousiasme la danse de sa chanteuse préférée.

Ce n’est qu’après que j’ai couru voir la vraie danse du ventre des bayadères de la rue du Caire, au Champ de Mars. Mais j’ai été bien déçue : au fond, j’ai préféré la danse de la petite Valti. Il se peut bien que, sous les lumières électriques, il n’y ait que satin, plumes, artifice et la grâce féminine propres à captiver et à soulever les foules. Je n’en suis pas sûre… mais ce que je sais, moi tout comme le public, c’est que j’ai applaudi la Valti et que j’ai crié : Dansez, dansez-la, la danse du ventre – en souhaitant que cette ravissante apparition ne s’éclipse pas trop vite.
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(D'après des traductions-adaptations de Lisbeth Virol & Arturo Nevill)
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A L'ENTREPÔT, 7/9 rue Francis de Pressensé
dans le 14ème (métro Pernety ou Plaisance),
le 1er septembre à 19 heures 15 :
Lecture de textes de Zapolska sur Paris
(entrée libre - durée d'environ 1 heure)

mardi 14 juillet 2009

Aristide Bruant

Comme un gémissement de vent d’automne dans les rues sombres et humides de Paris par-dessus les lumières incertaines du gaz des réverbères – de temps en temps on entend une note terrible et prolongée. Un voyou qui traînaille se met à brailler un couplet tandis que – tel un chien blessé, par-dessus les arbres lugubres qui bordent les boulevards vides – retentit maintenant un deuxième braillement, une deuxième strophe :
. C’est de la prison que je t’écris,
. Mon pauvre Hippolyte.
Vers le ciel noir qui vire vers des tons rougeâtres, un gémissement animal monte à son tour en tremblotant :
. A Saint-Lazare !
Venant de l’asphalte boueux marqué par les pas mal assurés de chaussures mouillées et par le bruit des talons déformés, un autre gémissement animal se fait entendre en écho, venant comme du dessous d’un catafalque où on aurait mis un cadavre à moitié dévoré par des loups affamés :
. A Saint-Lazare !...

Je voulais rencontrer ce célèbre Aristide Bruant qui chante cette misère. Un ami écrivain m’a accompagné. Pendant tout le trajet sur le boulevard de Rochechouart près duquel se trouve le cabaret du Mirliton, en venant du théâtre du Château d’Eau, j’ai pensé à ce poète du pavé, à ce chanteur des miséreux et des va-nu-pieds. A celui qui plonge ses mains dans de haillons qui font le tout-venant de Paris.

Tout y est, dans les chansons de Bruant : et la corruption, et la décomposition qui touche les prolétaires qui grouillent dans les passages nauséabonds des banlieues. On y trouve aussi les pleurs des enfants adultérins abandonnés comme des chiots, le gémissement de la jeune fille abusée, la voix à peine audible d’une femme affamée, des lueurs de couteaux en action, l’attente déchirante d’une misérable derrière les barreaux, le claquement de dents d’un mendiant frigorifié.

En un mot – ce chant résume tout le malheur de ces innocents et de ces perpétuellement affamés, dont le seul futur est le cercueil. De ceux qui, de Montmartre jusqu’à la Glacière, telle une légion bien entrainée qui avance en ordre de bataille, sont toujours prêts à répondre à l’appel du crime, leurs nerfs dansant la sarabande, la crampe à l’estomac, le cerveau vide, fixant le chiffon rouge qui s’agite devant leur yeux saturés par l’absinthe.

A peint rentrée au cabaret, toute la foule des invités s’est levée et m’a entourée. Un hurlement effrayant a retenti :
. Oh-la-la, c’te gueule, c’te binette, Oh-la-la, c’te gueule qu’elle a !...
Et tout à coup, comme sur commande, ils ont tous tordu leurs mains jointes vers le bas, en signe de commisération :
. Oh ! Qu’elle est pâle !….

La porte s’est soudain ouverte. Sur le seuil, un homme trapu, une écharpe rouge autour du cou, les yeux mi-clos, a commencé d’une voix éraillée :
. C’est de la prison que je t’écris,
. O mon pauvre Hippolyte
Après un moment, Bruant a entonné l'autre chanson :
. A Montparnasse !

Les serveurs distribuaient des bocks de bière en faisant du bruit avec des soucoupes. Les invités criaient, hurlaient, s’injuriaient. Il y avait sans cesse quelqu’un qui entrait en faisant claquer la porte. Le gaz vacillait avec des à coups tandis que Bruant continuait de chanter les yeux mi-clos en faisant des pas de faible amplitude, en produisant des sons inhabituels, gutturaux, ou comme d’un nanti. J’avais du mal à reconnaître la chanson que j’avais entendu retentir dans le silence de la nuit – celle qui m’avait souvent tiré de mon sommeil, et dont l’écho, telle une berceuse, revenait à la charge, entêtée et maladive...

Et j’ai été étonnée de voir que, après le chant, il est venu avec une soucoupe pour ramasser des sous. Dans ce cabaret où, désormais, le Tout-Paris intelligent, raffiné et élégant vient écouter ses chansons, je n’avais pas de mot pour ce commerce de la misère des autres. Au moment de mon départ, il s’est incliné en disant :
Bonsoir, Madame !
La porte déjà franchie, j’ai entendu encore ce chant rigollot :
. Tous les clients sont des cochons, la fari don daine, la fari don-don….

En rentrant, j’ai tendu malgré moi l’oreille pour savoir si, dans le lointain, me parviendrait la voix enrouée d’un miséreux affamé et frigorifié qui, chanterait des airs de Bruant. J’attendais, en écoutant, qu’un gémissement me parvienne des noirceurs de Rochechouart ou des hauteurs de Montmartre, ce gémissement animal qui vous prend aux tripes… Mais les miséreux se sont tus, ils se cachaient dans des recoins. Il n’y avait que le vent pour agiter des branches dénudées et pour étirer des ombres incertaines au travers des rayons jaunes des réverbères.
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D'après des traductions-adaptations de Lisbeth Virol & Arturo Nevill.

A L'ENTREPÔT

7/9 rue Francis de Pressensé dans le 14ème

(métro Pernety ou Plaisance)

le 1er septembre à 19 heures 15

Lecture de textes de Zapolska sur Paris

(entrée libre - durée d'environ 1 heure).

jeudi 9 juillet 2009

Congrès des Femmes

Le Congrès se déroule face à l’église Saint Sulpice, d’où la silhouette de Manon se détache entre des colonnes d’un gris velouté qui se dressent comme une forêt pétrifiée – Manon, l’amante idéale de Des Grieux. Son fantôme a dû se figer à plusieurs reprises avec un profond étonnement en entendant les voix de femmes qui venaient de la salle où se tenait leur Congrès. On y parlait d’elle ! De cette Manon qui, se reproduisant à des centaines de milliers d’exemplaires, envahissait Paris jusque dans ses moindres ruelles. On en parlait comme d’une femme qui a le droit de vivre et de disposer de son corps. On s’attaquait aux barreaux de Saint-Lazare et on exigeait que l’on efface du front de ces Marie-Madeleine le stigmate honteux de l’infamie.

Nous sommes en 1892, au mois de mai…

Dans une salle longue et étroite, un grand nombre de bancs qu’occupent une multitude d’hommes et des femmes. A l’entrée, les portes largement ouvertes laissent passer un rayon de soleil. Sur une petite table, un tas de papiers et un bouquet de roses et de muguet.

Sur l’estrade, les deux initiatrices de ce Congrès : madame Maria Szeliga-Loevy – ma compatriote – la Secrétaire de l’Union universelle des Femmes – et madame Potonnié-Pierre – Secrétaire de la Fédération française des Sociétés féminines.

Au milieu, derrière la table, Marie Deraismes préside, une clochette à la main. Elle dit que toutes les misères que subit la femme résultent de sa condition juridique qui la met en position d’infériorité. Elle termine régulièrement un discours bien ficelé et plein d’esprit par une attaque contre Napoléon 1er et son code, en réclamant pour les femmes l’égalité en matière politique.

Près d’elle, Clémence Royer – géniale érudite, traductrice de Darwin, membre de la société d’anthropologie. On ne se rend pas compte tout ce qu’il peut y avoir de connaissances dans une si petite tête, perdue dans un amas d’héliotrope couleur lilas et de rubans violets.

Derrière elles, se trouve madame Léon Becquet, qui est la veuve d’un avocat. Elle est la fondatrice d’un refuge pour femmes enceintes, qui se trouve avenue du Maine dans des salles spacieuses et bien éclairées, et présidente de la Société aux Mères qui allaitent.

Puis Madame Valette qui est journaliste et militante. Elle lâche une avalanche de chiffres effrayants, qui démontrent à quel point les ouvrières sont exploitées par leur patron.

Dans la rangée suivante, on trouve des femmes comme Marie Popelin qui est docteur en droit, madame Blanche Edwards, docteur en médecine, madame Morsier, qui lutte vaillamment contre la prostitution et mademoiselle Stefania Feindkind de Varsovie, étudiante en médecine, la meilleure élève de Charcot. Il y a aussi des Finlandaises, des Anglaises, des Allemandes, des Roumaines, des Françaises, des Italiennes… Il ya bon nombre d’hommes…

Mais tout à coup on entend un bruit et un cri retentit. La question soulevée à la tribune – la recherche en paternité – provoque un ouragan de protestations de la part de quelques hommes. On en est arrivé à ce que Renée Marcil s’est ruée sur un type qui était parvenu à se hisser sur l’estrade et qui invectivait l’assistance, en traitant tout le monde de lâches. On a réussi à rattraper Renée Marcil et à la retenir. Elle s’est mise à pousser des cris de putois, à hurler, et à distribuer des coups de poings à droite et à gauche. Même Szeliga, en a reçu un dans la mâchoire. Le dénommé Du Bellay, qui avait provoqué tout cet incident, s’est saisi du parapluie de Rojecka et attendait sur la défensive.

C’était à mourir de rire ! J’étais au septième ciel ! Dans la salle où se tenaient dans les 3000 personnes, ça criait, ça rigolait, ça hurlait ! Les femmes se querellaient entre-elles, poussaient des cris aigus, s’invectivaient. Les hommes se moquaient d’elles et, les uns après les autres, grimpaient sur l’estrade pour y semer la pagaille….

Mais ce rire à part, ce Congrès n’a pas été un risible rassemblement de femmes en guerre contre les hommes. Oh ! Que non ! C’était une réaction et une révolte contre l’oppression qui frappe l’humanité toute entière. Il avait pour objectif d’améliorer le sort des femmes. Il va de soi que l’on n’y est pas totalement arrivé. Le devenir de la libération des femmes est trop lié à l’évolution de l’humanité dans son ensemble. Ci-et-là, se mêlaient au chœur de ces voix qui réclamaient égalité des salaires, plus de crèches, plus de dignité, les voix compatissantes de quelques hommes.

Les hommes auraient-ils compris que, derrière l’ombre de Manon qui erre sous les voûtes de cette église, c’est Des Grieux qui marche dans ses pas comme un page triste et fidèle, et que la réhabilitation de Manon ennoblit son amant et lui permet de se relever de la moisissure de son infamie ? Est-ce cela qui motive leur compassion ?

Rappel :

Lecture de textes de Zapolska sur Paris,
le 1er septembre à 19 heures 15 (entrée libre - durée environ 1 heure)
à l’entrepôt 7/9 rue Francis de Pressensé – Paris 14ème (métro Pernety ou Plaisance)

D'après une traduction - ici adaptatée pour la lecture à l'entrepôt - de Lisbeth Virol & Arturo Nevill.

mercredi 8 juillet 2009

Séverine


Nous sommes en 1892 - Gabriela Zapolska rend visite à la journaliste Séverine...
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Je suis allée chez Séverine, qui habite sur les Grands Boulevards. Nous avons sympathisé. C’était elle qui m’avait présentée à Antoine – le directeur du Théâtre Libre.
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Nous nous sommes installées dans un petit salon tranquille où parviennent, par bouffées mal assourdies, comme le grondement d’une mer agitée derrière les fenêtres hermétiquement masquées par des rideaux de satin noir brodés de motifs chinois.
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Séverine est assise en face de moi.
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Elle porte une robe blanche, monacale, au tissu moelleux, dont les draperies enveloppent les contours de son corps. Les mouvements qu’elle fait sont ceux, tantôt nerveux, tantôt gracieux, d'une chatte fourbue. Sous l’abat-jour rose, Séverine prend malgré elle la pose d’une femme qui écoute une demande qu’on lui adresse. Elle le sait et en plaisante avec élégance, parlant d’une voix basse et égale qui ne choque ni ne dérange.
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Du col de son habit émerge un visage qui a du caractère. Par-dessus s’avancent des cheveux aux reflets roux et bouclés de façon fantastique, d’où glissent des épingles en écaille, et où tremblote un nuage de bouclettes frisées. Sous cette grande frange naturelle qui fait penser à la visière relevée d’un casque en cuivre ajouré, on distingue d’étonnants yeux gris portant un regard en coulisse. Par moments endormis, ces yeux sont néanmoins pleins de vie. Lorsque, penchant la tête en arrière et les paupières mi-closes, elle regarde devant elle, ses yeux semblent voir en rêve des horizons plus larges, au-delà de ce petit salon où elle écrit les chroniques mensuelles qu’elle signe : «
Jacqueline». Elle sait déjà ce qu’est la tristesse. Elle parle comme elle écrit. Ses chroniques, c’est elle-même.
«Ce qu'ils appellent mon talent n'est fait que de ma conviction», dit-elle.
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Dans sa récente carrière journalistique, Séverine s’est forgé une place indépendante et exceptionnelle. C’est une
femme-journaliste au plein sens du mot. Elle n’écrit pas de nouvelles ni ne compose de romans. Elle a choisi le pur journalisme. Elle fait des articles sur des questions de tous les jours, qui concernent tout le monde. C’est la seule femme à écrire ainsi à Paris. Elle possède une intelligence vive, elle comprend la situation du premier coup et elle a cet esprit français qui sait faire quelque chose à partir de rien. Elle a été rédactrice du Cri du peuple.
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Actuellement, elle travaille à L'Éclair, à Gil Blas et dans d’autres journaux. Ce qui est intéressant dans son caractère, c’est qu’elle aborde chaque question avec un point de vue de femme et, par là même, elle rapporte l’opinion de femmes françaises sur des événements politiques ou sur d’autres sujets. Elle y prend parti pour ceux qui sont défavorisés, miséreux ou abandonnés. Son cœur contient un amour immense, insondable. De ses yeux gris émane avant tout une bonté sans limites, forte et féminine à souhait. Une bonté qui ne permettra pas à un pauvre diable de rester sans réconfort moral ni à un mendiant partir sans aucune aide.
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Elle a en elle quelque chose d’une religieuse miséricordieuse : ses paroles s’égrènent comme les grains d’un rosaire. C’est une vraie nature d’artiste, attachée à une idée élevée et noble. Elle aime tellement la bonté qu’elle serait capable d’excuser un crime si la raison lui en semblait valable.
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Séverine a le même point de vue que moi sur la condition féminine. C’est pour cela que je suis allée à Saint-Sulpice, où, dans la salle de la mairie se tenait le Congrès des Femmes. J'y suis allée en tant que journaliste, car je suis correspondante attitrée de quelques journaux polonais de Varsovie.
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En 1879, Séverine (née Caroline Rémy 1855-1929) avait rencontré Jules Vallès, le fondateur du «Cri du Peuple» - qui avait paru au moment de la Commune. Elle participe avec lui à relancer ce journal en 1883, en prend la direction à la mort de Vallès, deux ans plus tard puis le quitte en 1888, suite à un conflit avec Jules Guesde.
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L'entretien avec Gabriela Zapolska se situe à mi-distance dans le temps entre le portrait Renoir a fait de Séverine (1885) et la photo prise vers 1900 (traduction - ici spécialement adaptée pour la lecture à l'entrepôt - de Lisbeth Virol & Arturo Nevill).
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Une lecture :
Promenades parisiennes de Gabriela Zapolska
est programmée le 1er septembre à 19 heures 15 (entrée libre)
à l’entrepôt
7/9 rue Francis de Pressensé – Paris 14ème (à proximité des stations de métro Pernety et Plaisance)

mardi 7 juillet 2009

Théâtre Libre d’Antoine

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En préparant une soirée de lecture Les promenades parisiennes de Gabriela Zapolska à l’entrepôt, envisagée pour le tout début septembre, j’ai feuilleté un recueil de nos traductions. En 1892, elle a écrit un article inédit – un témoignage qui m’a semblé particulièrement intéressant. C’est celui sur Antoine, le directeur du Théâtre Libre, avec qui elle a eu la chance de travailler.

Voici, après l’avoir quelque peu réaménagé, ce que cela donne :

«C’est l’heure grise qui, depuis la fenêtre, telle une toile d’araignée, étend son triste et sombre manteau, enveloppe les pieds de la nounou et se prolonge vers les coins de la pièce.
Nounou, raconte-moi une histoire». La nounou renifle, arrange son tablier et commence : «Il y avait un roi et une reine. Ils habitaient dans un palais d’argent au toit de verre et aux fenêtres aux cadres de corail».
Monotone et nasale, la voix de nounou couvre les bruits qui viennent de l’extérieur.

Il y a des gens qui aiment ce genre de conte, qui toute leur vie durant aimeraient pouvoir regarder des palais d’argent et, au travers de fenêtres aux cadres de corail, aimeraient apercevoir des personnages extraordinaires, d’une grande beauté, très riches, qui respirent le parfum des tulipes et qui dégustent des fruits merveilleux dans des coupes de cristal. Le fait qu’une telle fiction leur soit nécessaire révèle pourtant que ces gens n’ont pas la force d’ouvrir les yeux sur le précipice au fond duquel grouillent des millions de gens aux bras amaigris, les cheveux collés par la sueur. Ne voulant pas voir la misère du monde, ils disent : «
Nous savons bien que cela existe, mais pourquoi s’obstiner à nous le mettre sous les yeux ! Ce que nous voulons, c’est de la beauté et de la poésie».

Antoine est le premier en France à avoir compris que le théâtre n’est pas un jouet futile mais qu’il peut servir des buts plus élevés. Porté par un merveilleux instinct, il a compris que ce monde de la misère et de l’avilissement physique et moral est mal représenté ou de manière faussée. Est né dans son esprit la pensée que les auteurs et les acteurs commettaient une injustice en abusant ainsi le public. Il a réuni autour de lui une poignée de gens qui l’ont suivi. Il est allé chercher de jeunes auteurs inconnus et il a commencé son œuvre dans la petite salle de L’Élysée des Beaux-arts à Montmartre. Son premier spectacle a été accueilli par les rires et l’incrédulité.

Aujourd’hui Antoine se présente devant un public parisien de choix, en frac et paré de brillants. Avec un geste de gavroche génial, il les invite à un festin où il y a tant de tristesse, de ce que chacun de nous porte en soi. Cet artiste génial joue sur toutes cordes de l’âme humaine. Le public suit le développement de cet art libre nouveau. Il y voit en miroir ses défauts et ses qualités et il ne proteste pas. «
La simplicité ! La simplicité !» – c’est le maître mot ici. La simplicité du mot, du mouvement… dans le regard, dans le sentiment, lorsqu’il faut faire un éclat. Tout ce qui est maniérisme, exagération, fausse distinction y est banni pour toujours.

Plus d’une fois, j’ai assisté à des répétitions au Théâtre Libre.

Dans une immense salle éclairée par huit becs de gaz, contre les murs, il y a des sofas rouges, et une multitude de coussins. A gauche, un tableau noir sur lequel les heures de répétition et les titres des pièces sont marqués à la craie. Sur les sofas et sur des chaises, contre les murs, une dizaine de personnes sont assises, immobiles et silencieuses. Des femmes coiffées
à la Rachel et des hommes, un peu pâles, à la barbe rasée, assistent à la répétition.

Dans ce silence presque religieux, la voix d’une femme dit une tirade, longue et passionnée, lorsque, d’un coin de la salle, derrière le tas de coussins, s’élève une voix au timbre étouffé mais autoritaire : «
Nom de nom… Taisez-vous !» L’actrice se tait, comme arrêtée par une force invisible. Écartant les coussins pourpres, une silhouette d’homme apparaît dans la clarté : c’est Antoine – le fondateur du Théâtre Libre en France. Interrompue un moment, la répétition continue. Antoine intervient désormais plus fréquemment. Il jette quelques mots, suggère une intonation de la voix. D’un geste, il rassemble, puis disperse le groupe d’artistes, en observant une logique stricte, en créant des situations simples, en sculptant ce bloc brut que constitue chaque pièce nouvelle destinée à en passer par les rouages de la scène. Les actrices doivent s’habiller de robes simples. Antoine les dépouille des parures inutiles. Elles se présentent devant le public habitué aux toilettes de Worth et de Félix.

Des jeunes auteurs, jusqu’alors inconnus ont présenté leurs œuvres sur la scène du théâtre Libre. Parmi d’autres : Fèvre, Guinon, Pierre Wolf, Ancey, Ginisty, Gramont… et d’autres, et avec eux, Ibsen – sphinx étrange du Nord, Tourgueniev qui a bouleversé l’âme bourgeoise, Goncourt qui a fait venir cette malheureuse fille, Élise, de derrière les barreaux de la prison Saint Lazare en présentant au public les tortures que cet être humain a eu à supporter.»


Et voici de quoi rêvait Zapolska :

«Dans quelques années, une statue représentant Antoine sera érigée sur une place à Paris. Il y demeurera des siècles. La tête au dessus des foules : calme, triomphal, regardant droit vers le soleil.»

Une lecture
Promenades parisiennes de Gabriela Zapolska
est programmée le 1er septembre à 19 heures 15 (entrée libre)
à l’entrepôt
7/9 rue Francis de Pressensé – Paris 14ème (à proximité des stations de métro Pernety et Plaisance)

L’illustration est un programme réalisé par Toulouse-Lautrec, en mai 1895 pour une pièce d’Émile Fabre – L’Argent – jouée au Théâtre Libre. On voit, dans la distribution, le nom de Zapolska.
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(Traductions-adaptations de Lisbeth Virol & Arturo Nevill).

mercredi 1 juillet 2009

Garenne-Colombes

Il y a quelques années, je suis allée à Garenne-Colombes sur les traces de Gabriela Zapolska. Elle y était venue en 1891, par le train, mais elle s’est d’abord trompée de gare. Sortie à Rueil-Malmaison, elle fait connaissance d’un homme avec qui elle entame une conversation. Il s’avère être un traducteur… et comme elle cherchait à traduire sa pièce Malaszka, elle lui confie ses préoccupations littéraires du moment. Cette pièce n’a pourtant jamais pu être traduite en français, faute d’une bonne compréhension du contexte. Par exemple, le héros de la pièce, un comte, habitait en Volyhnie et se prénommait Julian. Mais, à l’époque, le traduire par Jules aurait immédiatement fait penser à un coiffeur. Avec tout ce fil à retordre, le traducteur a abandonné…

Zapolska a tout de même réussi à arriver à Garenne. Elle cherchait un lieu pas trop éloigné de Paris pour ses vacances et pas trop cher. Elle est tombée sur une annonce dans Gil Blas et s’est rendue sur place.

Voici comment elle en rend compte :

«Par la fenêtre largement ouverte, un bon air sec pénétrant arrive du jardin. De grands vernis du Japon tendent vers le haut leurs branches noires en forme de lyre, couronnées par des bouquets de petites feuilles vert pâle. Dans une grande volière située dans l’embrasure de la fenêtre, des douzaines de canaris font, avec leur corps, autant de taches jaunes dans l’espace transparent. Au milieu de la pièce, un grand bureau sur lequel sont posés des empilements de feuilles de papier, des règles, des journaux, de petits encriers. Quelques bonbons dans une soucoupe, une rose pâle dans une coupelle en cristal. Contre les murs, de grandes armoires normandes, dramatiquement expressives, massives et, dans leur brutalité, presque poétiques.

Au fond, une alcôve de grande taille, masquée par une draperie de damas jaune. Dans cette alcôve se trouve un lit ancien, très stylé, qui date de Louis XIII. C’est un lit noir avec des motifs dorés, discrets sans néanmoins manquer de caractère, et les quatre colonnes sont surmontées par autant de vases dorés. Sur le fond de damas jaune, les lettres décolorées d’un
Ecce Homo qui auraient pâli comme sous l’effet de larmes et de la tristesse de tant d’années. De part et d’autre de l’alcôve, de petits cabinets aux fenêtres claires situées en haut des murs couverts de damas rouge. Par-ci par-là, sont suspendus des autographes sous verre, dans des cadres ordinaires en chêne. On sent dans l’air un parfum impalpable de vieux papiers et de lavande fraîche.

Et, en face de moi, appuyée contre le dossier jaune et bas d’un fauteuil, se tient Mie d’Aghonne, la célèbre Mie d’Aghonne – l’auteur de 187 romans policiers. Elle est tout en blancheur avec ses cheveux poudrés, très frisés sur son front et qui encadrent son visage menu d’une auréole couleur de neige, avec le charme d’une marquise. Sur le visage de cette femme de 80 ans se reflète comme l’épopée de tout un siècle qu’elle aurait traversé avec ses habits de comtesse, mais qui – lui, tel un serpent – n’aurait même pas frôlé, en passant, les frontières au bas de sa jupe claire.

Il n’y a que ses yeux pour vivre, vous parler, rire, se moquer, mépriser et regretter ce qu’ils ont vu – yeux couleur saphir, grands, étrangement brillants par moment, et par moment éteints comme ceux d’un cadavre. Sinon, tout le visage de Mie d’Aghonne demeure pareil à lui-même, distant, calme, impassible.

Du premier moment de mon séjour sous son toit, la courtoisie de cette grande dame qui m’a accueillie en son petit palais avec des manières précises, comme d’une poupée en cire, m’a inspiré d’une grande admiration.
Je doutais presque d’avoir devant moi l’auteur de romans comme Faiseuse d’anges, La nuit sanglante, Guenillard Ier, Mémoires d’un chiffonnier – et nombre d’autres histoires qui, sous forme de feuilletons, inondent aussi bien les journaux chics, que ces illustrés bon marché qui, tel des monstres toutes dents dehors, montrent la garde à la devanture des boutiques. (…)

La marquise mangeait des fruits comme un oiseau. Elle parlait peu, montait les marches silencieusement, comme une chatte blanche. Mais rien, absolument rien, ne laissait présager un tel travail touchant au crime pour aboutir à des romans sanglants, tel Vampire aux yeux bleus, ou Buveuse de sang. Il me semblait que, au contraire, ses blanches mains d’aristocrate âgée étaient faites pour composer des bouquets d’héliotropes, aérer des dentelles ou friser des boucles, plutôt que d’inventer des histoires truffées de crimes et de cadavres en décomposition.

Comment cette dame du Palais de la Cour de Charles X – qui habitait le pavillon de chasse de ce monarque – avait-elle pu écrire Mémoires d’un chiffonnier ? J’aurais compris qu’entre les murs du salon où Sa Majesté avait fait sa sieste, dans l’alcôve où Sa Majesté avait dormi, aient pu naître quelques nouvelles poudrées, tout juste piquetées par les mouches de la passion. Mais d’où tirait-elle ici de tels personnages sanglants en haillons, des meuniers assassins, ces blouses grises de galériens, ces filles de joie aux jupes tachées de boue ?

Mie d’Aghonne était en permanence un sphinx poudré qui, tel un escargot dans sa coquille, se rétracte dans les dentelles de ses manches, à chaque question un peu franche que je lui posais. Son expression «
Je suis d’aghonniste» la dépeint toute entière. Je suis moi ! Et rien d’autre ! Loin de moi, les luttes sociales, les putschs, le fait de désirer et de vouloir ! Je suis Mie d’Aghonne et rien d’autre !»


J’ai donc eu la chance de pouvoir aller visiter une partie de la maison où elle a séjourné tout un été chez Mie d’Aghonne, dans ce pavillon de chasse de Charles X. C’est une maison habitable et habitée dont il reste notamment les escaliers en marbre tels que les a par ailleurs décrits Zapolska

La guerre, les guerres ont remodelé Garenne-Colombes. Il ne reste pas grand-chose qui puisse nous rattacher à son passé - excepté peut-être cette maison et ces écrits – le témoignage de Gabriela Zapolska. Et du fond du temps, émerge un personnage étrange, tel que sa plume l’a fixé.
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Le texte ici traduit (par Lisbeth Virol et Arturo Nevill) fait partie des articles que Zapolska envoyait à des journaux varsoviens, à l'époque de son séjour parisien.
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L'illustration en tête du présent billet superpose une carte de Cassini (soit un siècle avant l'article de Zapolska) et une carte d'aujourd'hui - donc un siècle après le même article.