mardi 7 juillet 2009

Théâtre Libre d’Antoine

.
En préparant une soirée de lecture Les promenades parisiennes de Gabriela Zapolska à l’entrepôt, envisagée pour le tout début septembre, j’ai feuilleté un recueil de nos traductions. En 1892, elle a écrit un article inédit – un témoignage qui m’a semblé particulièrement intéressant. C’est celui sur Antoine, le directeur du Théâtre Libre, avec qui elle a eu la chance de travailler.

Voici, après l’avoir quelque peu réaménagé, ce que cela donne :

«C’est l’heure grise qui, depuis la fenêtre, telle une toile d’araignée, étend son triste et sombre manteau, enveloppe les pieds de la nounou et se prolonge vers les coins de la pièce.
Nounou, raconte-moi une histoire». La nounou renifle, arrange son tablier et commence : «Il y avait un roi et une reine. Ils habitaient dans un palais d’argent au toit de verre et aux fenêtres aux cadres de corail».
Monotone et nasale, la voix de nounou couvre les bruits qui viennent de l’extérieur.

Il y a des gens qui aiment ce genre de conte, qui toute leur vie durant aimeraient pouvoir regarder des palais d’argent et, au travers de fenêtres aux cadres de corail, aimeraient apercevoir des personnages extraordinaires, d’une grande beauté, très riches, qui respirent le parfum des tulipes et qui dégustent des fruits merveilleux dans des coupes de cristal. Le fait qu’une telle fiction leur soit nécessaire révèle pourtant que ces gens n’ont pas la force d’ouvrir les yeux sur le précipice au fond duquel grouillent des millions de gens aux bras amaigris, les cheveux collés par la sueur. Ne voulant pas voir la misère du monde, ils disent : «
Nous savons bien que cela existe, mais pourquoi s’obstiner à nous le mettre sous les yeux ! Ce que nous voulons, c’est de la beauté et de la poésie».

Antoine est le premier en France à avoir compris que le théâtre n’est pas un jouet futile mais qu’il peut servir des buts plus élevés. Porté par un merveilleux instinct, il a compris que ce monde de la misère et de l’avilissement physique et moral est mal représenté ou de manière faussée. Est né dans son esprit la pensée que les auteurs et les acteurs commettaient une injustice en abusant ainsi le public. Il a réuni autour de lui une poignée de gens qui l’ont suivi. Il est allé chercher de jeunes auteurs inconnus et il a commencé son œuvre dans la petite salle de L’Élysée des Beaux-arts à Montmartre. Son premier spectacle a été accueilli par les rires et l’incrédulité.

Aujourd’hui Antoine se présente devant un public parisien de choix, en frac et paré de brillants. Avec un geste de gavroche génial, il les invite à un festin où il y a tant de tristesse, de ce que chacun de nous porte en soi. Cet artiste génial joue sur toutes cordes de l’âme humaine. Le public suit le développement de cet art libre nouveau. Il y voit en miroir ses défauts et ses qualités et il ne proteste pas. «
La simplicité ! La simplicité !» – c’est le maître mot ici. La simplicité du mot, du mouvement… dans le regard, dans le sentiment, lorsqu’il faut faire un éclat. Tout ce qui est maniérisme, exagération, fausse distinction y est banni pour toujours.

Plus d’une fois, j’ai assisté à des répétitions au Théâtre Libre.

Dans une immense salle éclairée par huit becs de gaz, contre les murs, il y a des sofas rouges, et une multitude de coussins. A gauche, un tableau noir sur lequel les heures de répétition et les titres des pièces sont marqués à la craie. Sur les sofas et sur des chaises, contre les murs, une dizaine de personnes sont assises, immobiles et silencieuses. Des femmes coiffées
à la Rachel et des hommes, un peu pâles, à la barbe rasée, assistent à la répétition.

Dans ce silence presque religieux, la voix d’une femme dit une tirade, longue et passionnée, lorsque, d’un coin de la salle, derrière le tas de coussins, s’élève une voix au timbre étouffé mais autoritaire : «
Nom de nom… Taisez-vous !» L’actrice se tait, comme arrêtée par une force invisible. Écartant les coussins pourpres, une silhouette d’homme apparaît dans la clarté : c’est Antoine – le fondateur du Théâtre Libre en France. Interrompue un moment, la répétition continue. Antoine intervient désormais plus fréquemment. Il jette quelques mots, suggère une intonation de la voix. D’un geste, il rassemble, puis disperse le groupe d’artistes, en observant une logique stricte, en créant des situations simples, en sculptant ce bloc brut que constitue chaque pièce nouvelle destinée à en passer par les rouages de la scène. Les actrices doivent s’habiller de robes simples. Antoine les dépouille des parures inutiles. Elles se présentent devant le public habitué aux toilettes de Worth et de Félix.

Des jeunes auteurs, jusqu’alors inconnus ont présenté leurs œuvres sur la scène du théâtre Libre. Parmi d’autres : Fèvre, Guinon, Pierre Wolf, Ancey, Ginisty, Gramont… et d’autres, et avec eux, Ibsen – sphinx étrange du Nord, Tourgueniev qui a bouleversé l’âme bourgeoise, Goncourt qui a fait venir cette malheureuse fille, Élise, de derrière les barreaux de la prison Saint Lazare en présentant au public les tortures que cet être humain a eu à supporter.»


Et voici de quoi rêvait Zapolska :

«Dans quelques années, une statue représentant Antoine sera érigée sur une place à Paris. Il y demeurera des siècles. La tête au dessus des foules : calme, triomphal, regardant droit vers le soleil.»

Une lecture
Promenades parisiennes de Gabriela Zapolska
est programmée le 1er septembre à 19 heures 15 (entrée libre)
à l’entrepôt
7/9 rue Francis de Pressensé – Paris 14ème (à proximité des stations de métro Pernety et Plaisance)

L’illustration est un programme réalisé par Toulouse-Lautrec, en mai 1895 pour une pièce d’Émile Fabre – L’Argent – jouée au Théâtre Libre. On voit, dans la distribution, le nom de Zapolska.
.
(Traductions-adaptations de Lisbeth Virol & Arturo Nevill).

Aucun commentaire: