vendredi 14 octobre 2011

Paillettes et réalités (2)


Voici les extraits de la seconde partie de mon exposé du 19 octobre au Centre parisien de P.A.N. A gauche de l'illustration, la facade du cabaret d'Aristide Bruant, boulevard Rochechouart. A droite, une vue de la Salpêtrière, depuis la Seine, à une époque où elle n'était pas masquée par la gare d'Austerlitz ni par le métro.

Ce que Zapolska avait vécu auparavant en Pologne
Zapolska s’y connaît pour aller investiguer dans des zones obscures, voire mettre le doigt où ça fait mal, sur ce dont, habituellement, on ne veut pas parler. En Pologne, certains l’avaient comparée à Émile Zola et traitée de naturaliste – avec l’intention de la déprécier, alors qu’elle n’en connaissait guère les théories ni les discussions que cela provoquait.

En fait, ce qu’elle avait elle-même vécu, douloureusement, s’était tragiquement répercuté sur sa santé d’abord, ainsi que sur sa situation matrimoniale et financière : décès de sa petite fille adultérine, un mari qu’elle a quitté, une attente de huit ans pour que son mariage soit invalidé. Sa famille cherche à l’éloigner de Varsovie Elle se décide de partir à Paris. Elle a 32 ans.

Cherchant à en surmonter les séquelles, à survivre en quelque sorte, Zapolska s’est engagée sur un chemin marqué par la ténacité, l’intelligence et le talent, pour perfectionner l’art dramatique.

Zapolska journaliste et correspondante épistolaire
Zapolska dramaturge, ce n’est pas un mystère. Zapolska comédienne, ça commence à se savoir. C’est surtout en tant que journaliste qu’elle nous apporte un témoignage original, aigu, vivant et passionnant sur le Paris de l’époque.

En Pologne, elle avait déjà écrit et publié de premiers romans, comme Malaszka, pour des journaux de Cracovie, de Lvov et de Varsovie (Gazeta Krakowska, Kurier Lwowski puis Przegląd Tygodniowy).

Ici, elle est la correspondante de Przegląd Tygodniowy et de Kurier Warszawski. Ses chroniques ont été rassemblées et publiées en 1960. Il en a été de même en 1970 pour une partie de sa correspondance, dont le côté moins public, plus intimiste, donne du relief à ce qu’elle exprime : pour la période qui va de 1889 à 1895, cet ensemble journalistique et épistolaire représente un millier de pages.

Ces cinq ou six ans sont pour Zapolska une occasion unique, d’élargissement de sa vision du monde, et d’enrichissement intellectuel et artistique. Paris lui offre une place privilégiée – d’être aux premières loges s’agissant notamment de discussions dans des milieux artistiques. D’autres occasions d’ouverture, émaillées de quelques prises de conscience, ont marqué ce séjour : elle les mettra à profit à son retour en Pologne.

En tant que journaliste, Zapolska est reçue dans des manifestations importantes qui se déroulent dans la capitale et fait partie des invités de la presse où elle partage la tribune à côté des hommes.

Celle qui commence à poser sur Paris son regard d’étrangère, d’artiste et de journaliste, vit à Montmartre, dans le milieu des artistes peintres, des comédiens et des hommes de théâtre. Sa situation financière et la nécessité d’adapter son métier de comédienne à une langue qui n’est pas la sienne, la mettent à dure école.

Zapolska cherche à transmettre à ses lecteurs l’atmosphère et l’ambiance de Paris. On y trouve aussi bien la description très naturaliste d’un événement, que des bouts de conversations dialoguées, ou des entretiens avec des personnes qui marquent le monde culturel et social parisien – avec la journaliste Séverine, par exemple, celle qui avait fondé avec son compagnon, Jules Vallès, Le Cri du Peuple.

Il faut souligner un aspect très intéressant qui caractérise ces correspondances, c’est sa participation directe à des scènes de la vie parisienne. Elle est témoin direct de ce qu’elle perçoit. Cela lui donne une valeur unique, même s’il lui arrive de colorer ses articles à partir de son point de vue personnel, pas toujours objectif, surtout au tout début de son séjour à Paris.

Multiplicité de regards sur Paris
1889. Zapolska arrive alors que s’ouvre l’Exposition Universelle. Débauche d’illuminations et de projecteurs – dispositifs tout nouveaux à base de gaz et d’électricité. Côté lumière, elle va être servie… et elle ne va pas se gêner pour faire part à ses lecteurs de l’impression que cela lui fait.

Paris vu d’en haut
Mais le clou de l’Exposition, c’est la Tour Eiffel. Gabriela Zapolska aura été une des premières à monter tout en haut… C’est de là que, toute fraîche arrivée, elle découvre la ville :

Quelle plume serait capable de transcrire sur une feuille de papier inerte cette splendeur qui s’étale sous mes pieds. Paris, ce Paris de Zola – une bête au corps blanc et aux cheveux verts, s’enlace comme un serpent autour des pieds de la Tour. Ce Paris qui règne sur le monde, qui s’étend sur des espaces sans limites, semble, avec son manteau toucher le ciel.

Elle est consciente que cette vue, d’en haut de la Tour Eiffel, offre pour la première fois à des milliers de gens de nouveaux horizons qui leur étaient jusqu’à présent fermés.

Zapolska veut tout connaître de Paris – en particulier, le Paris noir, le Paris de travail, avec ses cheminées d’usines. Elle n’hésite pas à fréquenter des endroits mal famés. Sa sensibilité voit la misère humaine, la condition des femmes, des ouvriers et des enfants.

Du haut de la Butte de Montmartre, voici ce qu’elle décrit :
Au premier plan à partir du bas de la Butte, on trouve une masse des maisons étroitement entremêlées […] Le plan suivant se perd dans une poussière couleur rouille qui s’élève, tel un poison qu’exhalerait le corps de la ville. […] Sur fond de murs blanc et jaune, on voit distinctement les ombres de silhouettes d’ouvriers – ombres qui s’agitent nerveusement, sous la fatigue du travail de toute une journée. Et, au dessus de tout cela, comme autant de phares émergeant de l’écume des vagues, surgissent tout à coup les tours noires de Notre-Dame, la scintillante flèche d’or des Invalides, l’ossature de la Tour Eiffel, Sainte Clotilde, le Panthéon, le Val de Grâce, Saint Sulpice et tant d’autres.

Bruant, un exploiteur de la misère ?
Un ami lui propose de se rendre au cabaret du Mirliton : Tout y est, dans les chansons de Bruant, se dit-elle alors qu’ils sont en chemin : Et la corruption et la décomposition qui touche les prolétaires qui grouillent dans les passages nauséabonds des banlieues. On y trouve aussi les pleurs des enfants adultérins abandonnés comme des chiots, le gémissement de la jeune fille abusée, la voix à peine audible d’une femme affamée, des lueurs de couteaux en action, l’attente déchirante d’une misérable derrière les barreaux, le claquement de dents d’un mendiant frigorifié.

Mais, une fois dans ce lieu où tous – le Tout-Paris intelligent, raffiné et élégant – vont écouter ses chansons et boire des bocks. […] Le Président de la République, sa femme, des ministres, des gens de haut rang, des princes authentiques […], elle s’indigne et elle s’insurge.

Bruant ouvre, les présente, et ramasse de l’argent… Une fois qu’il a fini, il fait une sorte de mendicité. Son serveur est venu avec une soucoupe parmi les invités pour ramasser des sous. C’est ainsi que Bruant a pu rassembler une petite cagnotte. Mais cela ne lui suffit pas : il en veut davantage encore. Il continue de plonger ses mains dans l’amas de haillons afin de faire de l’étalage de la misère humaine […] et exige qu’on lui verse de l’argent pour répondre à cette souffrance. […] Je n’avais pas de mots pour ce commerce de la misère des autres, pour cette revente au détail des larmes de souffrance de moribonds qui meurent de faim, pour cette cagnotte amassée avec des chansons qu’on dirait avoir été accouchées devant les vitres de la Morgue.

Montrant ce Paris noir, Paris de la misère, de la maladie et du crime, Zapolska attire l’attention de ses lecteurs, en les sensibilisant à la condition de certaines couches de la population. Elle-même se range du côté des opprimés et des faibles. Son activité littéraire s’apparente à un engagement social. Spontanément – sans être suffragette ou féministe comme on l’entend aujourd’hui, mais en mettant nettement en relief bien des traits qui sont encore d’actualité – elle s’intéresse prioritairement au sort des femmes. En voici deux exemples.

Le Bal des Folles à la Salpêtrière
A la Salpêtrière sont enfermées des milliers de femmes considérées comme folles. Certes, quelques progrès notoires y ont eu lieu : cela fait bientôt un siècle que, grâce à Pinel, la très grande majorité de celles-ci n’y sont plus enchaînées : dans l’amphithéâtre où le célèbre professeur Charcot donne ses leçons, un grand tableau remémore cette importante étape. Et Charcot lui-même cherche à moderniser ces lieux et les pratiques médicales. Chaque année, un bal est organisé pour les folles : un public relativement choisi y est invité – Zapolska en fait partie. Ce qu’elle en relate montre que tout n’est pas aussi rose.

Soudain parviennent les sons d’un orchestre. [C’est une musique qui] court sur les gazons fleuris et entre les branches chevelues et ébouriffées des saules. […] A gauche, il y a le bal des idiotes et des épileptiques – dit bal mineur. A droite le bal des folles et des maniaques – dit bal majeur – nous nous approchons. […] On entend le froufroutement de la soie des robes et des bruissements de mousseline. […] Des invités en frac et en cravate blanche poursuivent avec émerveillement les folles les plus jolies […] Elles sont accaparées par un désir permanent de plaire, d’attirer l’attention, même au prix de leur malheur.

[…] La plate-bande de lauriers-roses en fleurs, qui est disposée à l’entrée de l’autre grande salle semble inutile. […] L’orchestre joue ici plus bas, plus lentement ; le gaz n’y flambe plus aussi intensément ; les fleurs semblent avoir perdu leur parfum. […] Des centaines d’yeux au regard trouble, sans éclat, sans une étincelle d’intelligence. Leurs bouches sont tordues sans sourire, avec une bave sale qui dégouline sur les perles des costumes, sur les cols des robes.

[…] En face des bâtiments où se déroulent les bals s’étend une longue maison dont on peut apercevoir les petites fenêtres faiblement éclairées et munies de grilles. […] Je regarde à l’intérieur. Derrière les barreaux, sur le fond noir, il y a quelque chose qui remue et qui ressemble à un visage humain. […] Parvient un long gémissement […], la plainte de voix féminines entremêlées. […] Les voix de ces folles tapies dans les coins circulent d’une cellule à l’autre. […] On voudrait alors tomber à genoux devant ce tombeau qui renferme des âmes humaines, comme devant un autel dédié à une horreur inexplicable, sur lequel ces âmes brûleraient pour l’éternité.
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