Les lecteurs de ce bloc-notes le savent amplement :
lorsqu’elle arrive à Paris en 1889 comme correspondante de journaux varsoviens,
Gabriela Zapolska trouve un sujet en or – l’Exposition Universelle de 1889
vient de s’ouvrir. Mais, actrice qui vient de passer une dizaine d’années sur les
planches en Pologne, elle a une autre motivation au moins aussi
importante : le théâtre – elle veut jouer sur scène en français à Paris et
gagner ainsi une belle notoriété dans ce métier.
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Dès qu’elle apprend que l’Exposition Universelle abrite un
pavillon théâtral, elle s’y dirige naturellement, attirée comme le loup
vers la forêt, écrit-elle. Ce qui nous vaut un article
particulièrement intéressant – et pas seulement pour les spécialistes du
théâtre – qui a paru dans Kurier Warszawski, au mois d’octobre de la même année.
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Article intéressant dans la mesure déjà où il est difficile
de trouver ailleurs un compte rendu sur ce pavillon : même un critique
dramatique comme Jules Lemaître reconnaît, dans ses délicieux Billets du Matin (près de 200 pages) qui couvrent
cette période, s’être rendu près d’une quarantaine de fois à l’Exposition Universelle
et ne pas y avoir tout vu… Pas un mot notamment sur ledit pavillon. Or
celui-ci, situé dans le Palais des Beaux-Arts, faisait novation et se révélait
d’une richesse incomparablement autre que ce qui avait été exposé sur ce sujet
lors de l’Exposition Universelle précédente, en 1878.
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Article intéressant, comme on s’en doute, du fait de sa
curiosité que Zapolska nous fait partager, sur un sujet qui la fait vibrer. Intérêt
démultiplié aussi par le talent avec lequel elle met en scène son parcours au
sein du pavillon. Ce n’est pas pour rien qu’au cours des précédentes années
elle a vécu du théâtre, en jouant bien sûr mais en commençant à écrire ses propres
pièces aussi, ainsi que des transpositions en polonais qu’elle faisait de
pièces étrangères – françaises principalement – pour la troupe qui l’avait
accueillie.
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À certains endroits de cet article journalistique, on croit
presque reconnaître des didascalies – ces
commentaires par lesquels l’auteur d’une pièce de théâtre note quelques points
qu’il lui semble important de souligner pour le metteur en scène (ici :
pour le lecteur). Et Zapolska sait en même temps capter une situation concrète
– la présence d’un groupe scolaire de jeunes anglaises qui perturbent
l’attention des autres visiteurs – afin de créer une tension dramatique qui
fournit un fil rouge tout au long de l’article… Au point qu’à un certain
moment, elle se trouve obligée de parcourir cette exposition théâtrale à
l’envers.
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Celle-ci a été rendue possible grâce, surtout, à des prêts
de la Comédie-Française et de l’Opéra. Elle couvre l’ensemble du domaine :
affiches, maquettes, bustes et portraits d’acteurs des 18e et 19e
siècles, marionnettes, bijoux et costumes du théâtre et de l’Opéra, manuscrits d’auteurs,
partitions de compositeurs, transcription des rôles mis sous les yeux des
souffleurs…
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Extraits (traduction que j’ai adaptée en compagnie de M.
Arturo Nevill) :
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Au centre même du Palais des Arts
libéraux, il y a une rotonde et un petit pavillon attenant. Cette rotonde, une
sorte de tente, est dotée d’un perron circulaire qui permet d’en faire le tour.
Sur cette paroi, on a arrangé de petites maquettes de scène de façon
panoramique, où sont disposés des décors utilisés à l’Opéra de Paris.
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En le parcourant, j’ai eu envie de noter
comment s’appelaient certains décors, parmi les plus beaux, magnifiquement
réalisés, quant à la perspective notamment. Mais un groupe de jeunes anglaises
m’a poussée, comme un troupeau de jeunes poulains, en criant et en se
bousculant sans faire attention. […] Ces petites miss avec leurs coiffes
bleu-marine se retrouvaient en permanence dans mes jambes. […] En voyant leurs
couvre-chefs bleu-marine, les Français se sauvent en criant : « Ohée !
Les Anglais ! » – et ils ont parfaitement raison.
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[…] Ce qui m’a d’abord saisie a été une
figure en cire de grandeur nature d’un bel homme en habit de velours noir.
C’était Mounet-Sully, la coqueluche des parisiens, l’étoile de la Comédie
Française […] Le héros tragique est ici représenté dans le rôle d’Hamlet et sa
représentation en pied est empruntée au célèbre Musée Grévin. Une foule de
femmes se presse devant cette figurine en joignant les mains comme pour une
prière. Il est beau… rien à dire. Mais plus beau encore est son talent, doublé
d’intelligence, par lequel il charme et ravit les spectateurs.
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[…] Les coiffes bleu-marine se retrouvent
de nouveau dans mes jambes. Bien malgré moi, je dois me soumettre à leur
tyrannie et commencer par la fin […] pour terminer par le début de l’exposition
– c’est-à-dire, par Molière.
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[…] Sur une étagère, une effigie de Talma
avec cette légende : « Talma, dans le rôle de Marigny,
1805 ». Cette petite statuette en cire de Talma garde une extraordinaire
ressemblance, quant aux traits de son visage, ici grimé de fards de scène. Sans
doute utilisait-on alors de gros effets, car le visage de l’artiste donne
l’impression d’un masque de clown de
cirque.
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[…] Un buste d’Halévy [celui qui a créé
des opéras comme la Juive, la Dame de Pique…] et, au-dessus de lui, le tableau
d’une répétition générale dans la salle Ventadour en 1847 [au début du 19e
siècle, l’opéra à l’italienne se jouait dans plusieurs salles à Paris ; après
l’incendie de la salle Favart en 1838, l’Opéra a commencé à donner des
spectacles dans la salle Ventadour, puis à l’Odéon ; la salle Ventadour
est celle d’un théâtre, non loin
de l’Opéra Garnier – depuis reconvertie.] Nous voyons que la salle
était remplie au moment des répétitions générales – selon moi, c’était
nécessaire, dans la mesure où on voulait éviter de donner l’impression qu’il
s’agissait… d’une répétition générale.
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[…] C’est sur Molière que se termine ce
qui est exposé dans la rotonde. Il ne roule pas des yeux ni ne cherche à
séduire [allusion à l’attitude d’une « coquette », décrite juste
avant] – mais il pense… et, grâce à cette pensée, sa statue s’impose pour la
postérité.
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Il me faut aussi mentionner la
collection d’Édouard Pasteur. Tous les acteurs de la Comédie-Française
[de l’époque] y sont représentés – ce sont des portraits à l’aquarelle, très
bien rendus [sont notamment mentionnés : Clarétie, Samary, Mounet-Sully, Sarah
Bernhardt, Worms…] Au-dessous de cette lettre, on découvre, de plus, la tête
énergique de Zola qui, bec et ongles, s’est octroyé cette place d’honneur.
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[…] Il y a encore les plans des
principaux théâtres, une salle de l’époque impériale – simple et dépouillée,
blanche du fait de ses colonnes – ainsi que l’intérieur de la Comédie-Française
en 1790. Quelques pianos forte Pleyel de 1809…
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Zapolska conclut sur quelques réflexions qui lui sont
personnelles :
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Il flotte comme le souvenir de cette
délectation qu’apporte depuis toujours la fine fleur des artistes.
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Ils se sont tous rencontrés ici, aussi
bien les créateurs que ceux qui le mettent en œuvre. Mais ce n’étaient pas de
simples artisans, ce n’était pas pour le gain qu’ils se produisaient devant la
foule des spectateurs pour, avec ces derniers, se laisser imprégner par
harmonie du chant et celle de la parole. C’est pour cette raison que le charme
dans lequel baigne cette partie de l’exposition est si puissant, car là se trouve
la demeure du génie ! Celle d’un art authentique s’appuyant sur
l’intelligence – et sur un sentiment vrai.
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Illustration
(dans le sens des aiguilles d’une montre) : Sarah Bernhardt, Molière,
Mounet-Sully, Talma.
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