mercredi 19 octobre 2011

Paillettes et réalités (3)


Dernière partie de mon exposé sur Paris Ville-Lumière, vu par Gabriela Zapolska - lumière qui n'exclut pas les zones d'ombre. En haut de l'illustration, le Quadrille exécuté à l'Élysée-Montmartre avec, notamment, la Goulue. En bas, des femmes affectées au triage du charbon.

Le Congrès des Femmes
Le Congrès International des Femmes se tient en 1892, dans la Mairie qui se trouve place Saint Sulpice à Paris. C’est Maria Szeliga-Loevy qui le préside. C’est pour… ceux qui seront là quand, moi, je ne serai même plus poussière dit-elle, tombant presque de fatigue sous le poids du travail qui résulte de la fonction qu’elle occupe. Gabriela Zapolska, qui la connaît bien, assiste au Congrès en tant que journaliste.

Au-delà de quelques péripéties qui ont émaillé ces journées, elle dévoile quelques-uns des sujets qui ont été abordés.

La prostitution :
Pas une femme n’a réagi par fausse pruderie, ni quitté la salle, lorsque le mot terrible de prostitution a été prononcé.

Le travail des femmes :
Et voici la cohorte des déshéritées, des affligées, de celles qui vont pratiquement les pieds nus […] Pour une chemisette qui est vendue six francs aux magasins du Louvre, on paye 25 centimes à la femme qui l’a cousue, pour son travail ! Il faut deux heures et demie à cette femme pour réaliser une seule pièce ! Ces chiffres se passent de commentaires.

La recherche en paternité :
Les hommes, qui prennent passionnément part à ce débat, ont envahi l’estrade. […] ils justifient leurs comportements de Don Juan qui ne sont pas sanctionnés, et leurs passades, d’un seul jour parfois. Après quoi il ne leur reste… qu’un souvenir ( ! ) – chose d’une poésie ineffable, alors qu’aux femmes il ne reste souvent que les larmes, le désespoir, la maladie, la misère et… l’enfant !

Et Zapolska de conclure ainsi son article : Comme nous le voyons, ce Congrès avait pour objectif d’améliorer effectivement le sort des femmes. Il va de soi que l’on n’y est pas totalement arrivé. Elle est consciente que : Le devenir de la libération des femmes est trop lié à l’évolution de l’humanité dans son ensemble. Mais les femmes représentent une force considérable.

Un océan de lumière : l’Exposition Universelle
Les visites répétées, faites dès son arrivée, à l’Exposition Universelle ont donné à Zapolska l’occasion de transmettre à ses lecteurs des impressions très vives, liées à l’omniprésence et à l’intensité de la lumière – notamment lorsqu’il s’agit de la Tour Eiffel, déjà évoquée :

Un océan de lumière, du feu, des gens, qui ne font qu’un seul bloc. […] C’est en vain que, sur l’Esplanade, des faisceaux lumineux s’entrecroisent, en vain que le Pavillon de l’Argentine, pareil à un palais enchanté, scintille de lumières pourpres, bleues ou vertes. En vain que, sur le Pavillon du Gaz, un génie fait jaillir un jet de feu de la paume de sa main ! En vain que la Galerie centrale baigne dans des écumes. En vain que la Galerie des machines, telle un serpent, allonge son corps flamboyant. Tous ces feux, toutes ces lueurs pâlissent à côté de la Tour. Avec leurs lampes accrochées par les cordes, les poutrelles étincellent, grimpent vers les hauteurs vertigineuses, qu’une étoile bleue couronne sur le fond de la voûte du ciel, attirant le regard de milliers de gens qui, jour après jour, lèvent la tête vers elle.

La rue du Caire et la Petite Valti
Le contraste que décrit Zapolska, entre la ville noire et la Ville-Lumière, est très marqué. Les scènes de la vie parisienne, oscillent entre la misère et le faste de cette Fin-de-Siècle. Alors qu’elle s’impose partout davantage dans la vie quotidienne et laisse croire que tout n’est que richesse, insouciance et légèreté, cette lumière sert de révélateur à la misère…

Dans la rue du Caire, au cœur de l’Exposition, on annonce la danse du ventre par de vraies almées dans tout leur apparat. Cela se passe sous une tente plutôt obscure. Zapolska est frappée par le manque de grâce de ces corps déformés.

En revanche, elle ne peut cacher son plaisir de s’être rendue à la Scala – un cabaret où se produit une jeune parisienne – Mademoiselle Valti – tant la réalité crue y est dépassée, sublimée :

En ce moment l’agréable silhouette de Mademoiselle Valti ondule sur la scène vivement éclairée et, sous le satin rose, son petit bedon continue de s’activer. Le chef d’orchestre qui l’accompagne discrètement d’une mélodie harmonieuse, est obligé de reprendre pour la 3ème fois le dernier couplet. La jolie fille cligne de l’œil gauche, se balance de nouveau sous les lumières, en jetant des étincelles de diamants, et recommence à chanter. […] Et le public qui avait réagi avec froideur et dégoût à la danse de Farida ou de Hanem, acclamait avec des cris d’enthousiasme celle de la Valti, sa chanteuse préférée. Il se peut que, sous les lumières électriques, il n’y ait que le satin, les plumes, l’artifice et cette grâce de femme civilisée pour captiver et soulever les foules.

A l’Élysée Montmartre
Avec la Scala, les projecteurs faisaient oublier une misère venue de loin. A l’Élysée Montmartre, lieu fréquenté par les habitants de Paris, le gaz et l’électricité ne donnent pas seulement en spectacle le Quadrille où se produisent la Goulue et ses comparses, mais tout autant la débauche et une misère morale beaucoup plus proches. Voici quelques extraits de la description qu’en fait Zapolska :

Autour des danseuses s’attroupe une foule compacte, calme et silencieuse. Aucune trace d’excitation sur ces visages qu’éclaire une lumière blanche. On y trouve des hommes coiffés d’un haut de forme, vêtus d’une redingote ou en manteau, et des femmes en vêtement sombre et souvent graisseux. Ce sont des bourgeoises apathiques et plates qui semblent sorties de derrière le comptoir d’un proche magasin ou de la salle à manger exiguë et sombre de leur modeste demeure.

Des étrangers, plutôt gênés et apparemment dégoûtés, se frayent le passage pour arriver au premier rang tout près de la Goulue, parmi lesquels deux Anglais coiffés de chapeaux excentriques. Quant à elle, elle tient à présent d’une main sa jambe levée et reste immobile, dans une attitude royale qui semble narguer, dans son impudeur, la masse des femmes mal vêtues, dont les jupes aux plis droits leur descendent jusqu’aux pieds.

Dans le même article, Zapolska oppose à ce spectacle osé et provoquant, celui d’une femme magrébine pauvre qui, dans la cour sous une tente, déploie la beauté de sa danse dans une attitude de soumission et de charme.

En héritage pour le retour en Pologne
Il ne s’agit pas ici de multiplier des extraits des chroniques parisiennes de Zapolska. Ce que je viens de vous présenter est souvent proche du monde du spectacle de cette époque. Il est d’autres articles qui plongent beaucoup plus directement dans la vie de tous les jours. Journaliste, femme de lettres, mais tout autant passionnée par son métier d’actrice, Zapolska nous a offert un étonnant kaléidoscope de descriptions, de moments directement vécus et de sensibilités.

En 1895, elle quitte Paris avec l’intention d’y revenir. Elle n’y reviendra pas. Elle approche de la quarantaine. Elle est riche de nombreuses expériences et rencontres. Elle écrira que ce séjour a été pour elle une sorte d’Université et a fait d’elle un être humain. Le retour de Zapolska en Pologne après six ans d’absence lui montre le décalage entre ce qu’elle a laissé en partant et ce dont elle s’est enrichie en France.


Références et traduction en français
Les articles qu’elle a envoyés aux journaux varsoviens, témoignent de la formidable connaissance qu’avait Zapolska de l’évolution dans le théâtre et dans la peinture de l’époque.

On peut les consulter en polonais dans le recueil Publicystyka, rassemblés par Jadwiga Czachowska et Ewa Korzeniewska. La traduction en français des principaux articles figure dans l’ouvrage tout juste édité par l’Université de Varsovie, sous la direction de Danuta Knysz-Tomaszewska, et dont le sujet principal est la traduction – la seule publiée en français à ce jour – de Moralność pani Dulskiej, par Paul Cazin.

Aucun commentaire: