Mais voilà qu’une multitude de jeunes filles et d’hommes se met à se contorsionner derrière le groupe des danseuses attitrées de l’établissement, en improvisant une contredanse inconnue jusqu’alors. Ils se regroupent en cercles de quatre ou de six couples, d’où part de temps à autre un long cri comme celui d’une hyène ou d’un animal qu’on étrangle. Parfois, une jeune fille pousse un cri comme prise de douleur mais, sous la voûte en verre, celui-ci est couvert par le son énergique des percussions et s’arrête brusquement comme tranché au couteau.
C’est alors que, repoussant la foule des danseurs, un vieil homme en frac, aux cheveux blancs, apparaît. Son le visage revêt l’expression d’un grand-père bonhomme et respectable. Le plastron immaculé de sa chemise est traversé par un ruban rouge sang. – Voyons !… voyons !... mes enfants !... Tâchez d’être convenables ! Les jeunes filles se taisent : père Lapin ne plaisante pas. Il veille à l’ordre et à la moralité dans cette salle où les corps bougent sans cesse au milieu d’une avalanche de dentelles. Lorsque ce vieil homme hausse ses sourcils blancs et de son index pointe vers la porte, la jeune fille rentre son cou dans ses épaules et l’homme dissimule ses mains dans ses manches. Le jugement de père Lapin est sans appel. Pareil à un juge sévère et plein de dignité, il exhibe son âge respectable, son torse bombé de ministre déchu, la blancheur de son linge tout en prenant des attitudes voluptueuses. Il demeure pourtant empreint de froideur et inébranlable, parfois souriant, toujours correct et, s’agissant de décence, inflexible. Une décence qui ne concerne… que le bruit. Père Lapin ne supporte pas qu’on crie.
Lorsque s’élève le cri de la Môme Anisette ou de la Clair de Lune, père Lapin se redresse, comme personnellement offensé ou cinglé par un coup de fouet. Ce cri l’affecte et, selon lui, rabaisse l’honorabilité de l’établissement. Alors qu’il se promène un regard indifférent sur les corsages dégrafés et les mollets dénudés qui émergent des chaussettes de soie, crier reste pour lui le plus grand des délits et il le réprime sévèrement. Être convenable n’empêche pourtant pas la danse du ventre mais seulement dans un recueillement quasi religieux et tant que l’on reste silencieux.
Ainsi, à l’Élysée Montmartre, dans cette grande salle aux murs bleu-ciel, à laquelle les lumières suspendues à des arcades donnent un aspect doré, il existe un code de moralité. Son gardien est ce vieil homme dont la tête grisonnante domine la foule des jeunes filles qui sautillent et des souteneurs qui piétinent à leurs côtés.
Ces jeunes filles sautent comme des folles. Leurs visages pâles et figés sont autant de masques en papier mâché, comme ceux des clowns au cirque quand ils font leurs grimaces sur le sable de la piste. Elles dansent sans sentiment, en exhibant leurs chaussures usées, leurs bas en laine et, souvent, leur jupe de flanelle rouge bordée d’une broderie blanche déchirée.
Plus on s’éloigne de l’orchestre, plus on voit la misère. Près de la porte dansent de vieilles femmes vêtues d’une jaquette noire. Elles sont corpulentes, effrayantes, obèses et portent des corsets aux baleines abîmées. Elles ne soulèvent pas leurs jupes en dansant mais parfois l’une d’elles, plus experte, esquisse un mouvement de cancan – le vrai mouvement du cancan parisien.
Je passe d’un groupe à l’autre en m’imprégnant de ces scènes d’une profonde misère, d’avilissement et de cette déchéance pour rien, qu’on ne peut même pas attribuer à un coup de folie. D’une laideur repoussante, des visages de femmes me passent devant les yeux de façon saccadée, comme dans un kaléidoscope. Des visages livides, maquillés jusqu’au cou avec du fard blanchâtre bon marché que les lèvres coupent d’un trait rouge sang, d’où le carmin a tendance à déborder. Les cheveux qui leur restent sont teints en jaune au dessus du front pour retrouver leur couleur naturelle qui est noire, en allant vers la nuque. Avec des formes féminines atrophiées et sans ce charme qui attire, avec ce parfum trop commun de musc qui émane de leur corsets imbibés de sueur, elles se tiennent devant moi, misérables, maigres, abîmées bien qu’à la fleur de l’âge, elles portent des robes mal coupées, des boas aux plumes arrachées, et des pèlerines qui font des plis sur les épaules.
Auprès d’elles, se tiennent des hommes jeunes, à peine sortis de l’enfance, au visage chétif et fatigué – reflet détestable du vice et de la déchéance. Ils s’agitent comme des pantins en se contorsionnant, les mains contre les hanches, les yeux fixes, comme hypnotisés et comme si une force supérieure les obligeait d’exécuter des sauts en série. Parfois, une blague grossière, nauséabonde et de très bas étage s’échappe de leurs lèvres brûlées par l’absinthe – ce qui fait s’écrouler de rire, et les danseuses, et la foule des spectateurs. Et on recommence à trottiner sans parler. Un pas bizarre et ridicule, dépourvu de passion et sans la moindre trace de tempérament – aucune flamme ne parcourt ces corps déjà en voie de décomposition.
Toute bleu ciel, la salle s’élève très en hauteur comme un temple immense, et resplendit de lumière. La blanche vapeur, délicate et transparente, qui émane du corps des femmes s’élève pour lentement se condenser en un nuage léger de gouttelettes aux senteurs de musc. De chaque côté de la salle, des montants très colorés comme des colonnes mauresques forment des arcades auxquelles sont suspendues des grappes de lampes à gaz, de couleur dorée aux reflets changeants, aux transparences d’opale. D’énormes palmiers verts, avec des feuilles monstrueuses, telles les doigts d’une main, montent la garde le long des murs. Dans les galeries du haut, plongées dans l’ombre, on distingue les visages jaunes de spectateurs qui s’agitent. Dans les galeries inférieures, sur de petits podiums, se tiennent des bourgeois par familles entières. Ils boivent des bocks, du piqueton (*), de l’absinthe et du cognac. Les silhouettes noires des serveurs en tabliers blancs vont et viennent entre ces groupes. Ci et là, la tache claire d’un manteau signale un petit enfant qui somnole appuyé contre une balustrade.
De temps en temps, des femmes se lèvent ou descendent vers la salle pour regarder ceux qui dansent. Elles reviennent calmes, même pas choquées, souriantes et mourant d’envie de répéter une blague qu’elles viennent d’entendre. Elles se sentent à l’aise dans cette atmosphère imprégnée de cette odeur omniprésente qui provient de tresses aux colorations rousses ou blondes encore toutes fraîches. Parfois, on voit s’animer le petit chapeau gris d’une adolescente ou une natte défaite. Avec un visage imperturbable, une jeune fille qui est assise auprès de sa mère suit des yeux la robe bleu ciel de la Goulue et les scintillements des boucles d’oreilles en brillants de cette dévergondée. Au delà, à travers les arcades, dans un renfoncement d’un bleu ciel pâle, semblable à un océan en verre, se trouve un buffet que ponctuent les taches blanches des tables de marbre, comme des nénuphars. Semblables à des lucioles qui danseraient au-dessus de cette fange mais que l’on aurait immobilisées sur un fond mal défini, les lumières du gaz clignotent dans des globes de verre allongés, en forme d’entonnoir.
Dans cette brume bleutée que nous renvoie le gris des miroirs, on distingue des silhouettes noires des gens, le pourtour des chapeaux des femmes et le feutre brillant des cylindres des haut-de-forme. Ici ou là, une jeune fille se précipite vers une petite table pour siroter un sherry glacé avec une paille, puis le recracher sur la surface ternie d’un miroir argenté, en toussotant. Au loin dans un jaune approximatif, comme une couleur de roussi, on aperçoit le couloir d’entrée qui s’enfonce en des escaliers qui conduisent vers le bas. De nouveaux clients ainsi que des danseurs ne cessent d’affluer. Ils traînent des pieds et promènent leur regard sur les murs, s’ennuyant dès le début, comme écrasés par une mélancolie indéfinissable qui se dégagerait de ces murs aux couleurs vives – turquoise, rubis et dorée.
Des femmes s’arrêtent au sommet des escaliers, indécises, comme si, devant la cheminée d’une chambre mal éclairée et sur laquelle serait posé un miroir, elles hésitaient en découvrant le fond de teint blanchâtre virant vers le gris bleu, qui est plaqué sur leur visage.
(*) Piqueton est utilisée par Zapolska sous une graphie proche en polonais : piktony. Le mot, bien que rare, existe en français et – dérivant de piquette – désigne du vin.
Extrait de la traduction-adaptation du polonais en français, par Lisbeth Virol et Arturo Nevill, d'une chronique de Gabriela Zapolska datant de 1891, sur l'Élysée Montmartre.