mardi 13 octobre 2009

La belle Ferdijée


Mais voici que, traînante, répétitive et monotone, la voix d’un Noir se met à retentir. Il se tient appuyé sur une colonne blanche, lui, noir dans son frac comme une statue d’airain – magnifique par la beauté de son corps, particulièrement laid pour ce qui est de la tête : Mesdames, Messieurs, la belle Ferdijée, dix sous !... dix sous !... Dans une sorte de vocifération sauvage, il pousse un gémissement devant l’entrée d’une tente. Sa silhouette se détache comme celle d’un démon sur le fond du tissu pourpre qui barre l’entrée. Presque en surplomb, des jeunes filles se sont attroupées – rousses, petites, rabougries. Avec admiration, elles fixent ses larges épaules. Lui, calme, imperturbable, les laisse s’extasier sur sa poitrine qu’épouse un plastron blanc immaculé – un torse d’Apollon qui s’est développé sous les ardeurs du désert. De ses lèvres charnues et humectées de salive continue de s’échapper une voix plaintive : Dix sous !... Dix sous !...

Dans la cour de l’établissement, comme une meute de chiens qui tremblent de froid, la troupe de la belle Ferdijée – une beauté élue à Spa, diplômée honoraire à Nice – se blottit contre des murs de la tente, faits de soie légère. Sur le bord d’une estrade, un nain difforme habillé d’un costume moyenâgeux annonce, la voix tremblante d’émotion, le début du spectacle. Quelques flammes de gaz brûlent ci et là. Sur la terre battue, des chaises sont disposées. Tout autour, l’espace est vide. sur l’estrade, on ne distingue que des silhouettes de danseuses qui tremblent dans des tricots couleur chair. Sur leur poitrine scintillent des paillettes. Leurs têtes, enveloppées dans les foulards couleur pourpre, se fondent dans l’ombre.

A l’intérieur de la tente, devant un large miroir, est assise une jeune femme d’une rare beauté, enveloppée d’un tulle blanc et de quantité de satin. Des cheveux noirs tombent sur ses épaules. Ses grands yeux noirs tristes sont soulignés d’un mascara. Un charme étrange se dégage de cette femme parfaite, aux formes harmonieuses. Si majestueuse malgré une condition misérable, et tremblant de froid malgré tant de tissus. De temps en temps, elle arrange de la main les colliers en simili brillants sur son front. De l’échancrure de son corsage émergent quelques roses pourpres dont les pétales se répandent sur les plis de sa robe blanche. Elle est belle ! Très belle, cette belle Ferdijée !

Les musiciens, assis dans l’ombre, frappent sur des tambours et des clochettes. Toute cette musique janissaire
(*) se mêle au son du cancan qui parvient de la salle de danse de l’Élysée Montmartre. Le vent fait onduler les murs de tente. Les flammes du gaz brillent en tremblant. Ferdijée se lève enfin et commence à danser. Sa danse est une pure poésie. Avec des gestes d’esclave, elle ploie jusqu’au sol, se prosterne devant un souverain invisible, humble et câline, résignée dans cette pénombre, ce dénuement et ce froid.

Sa blanche robe se déploie comme un nuage en lui couvrant pudiquement les pieds qu’on ne peut guère apercevoir sur le fond sombre du tapis. Et, soudain, elle se redresse, mince mais aux formes pourtant merveilleusement épanouies, comme un hymne à la femme parfaite, comme l’accord final d’une symphonie dédiée à la création du monde. Ses blancs contours se détachent en relief sur l’espace sombre. Ses yeux noirs, des yeux de gazelle, ont un regard qui rêve et qui implore.

Derrière les portes de la tente la voix gémissante du Noir continue de retentir : Dix sous !... Dix sous !... Et le vent de faire bouger les murs de la tente. Et les flammes du gaz de trembler et de scintiller...

(*) En français, janissaire est habituellement employé comme un nom pour désigner un soldat de la garde du sultan turc. En polonais, tel que l’emploie ici Zapolska, une musique janissaire désigne un ensemble instrumental d’origine turque, particulièrement bruyant car s’appuyant principalement sur des instruments de percussion.

Traduction et adaptation par Lisbeth Virol et Arturo Nevill de cette chronique parisienne de Zapolska en 1891. A droite, en marge du spectacle qui se produit à l'Élysée Montmartre, l'illustration semble donner place à un Africain enturbanné jouant des percussions et à une femme gracieuse qui est assise là.

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