mercredi 7 octobre 2009

French Cancan

120ème anniversaire : on nous rappelle ces jours-ci que c’est le 6 octobre 1889 que Joseph Oller et Charles Zidler ont ouvert les portes d’une nouvelle salle de spectacles : le fameux Moulin Rouge. Des danseuses amateurs, lavandières ou blanchisseuses dans la journée y font découvrir aux Parisiens, une danse endiablée : ce sera le French Cancan. Elles ont des noms évocateurs – en 1891, La Goulue figurera sur la première affiche dessinée par un habitué : Toulouse-Lautrec.

1889 : ceux qui on jeté un œil sur les articles de ce blog se souviennent que c’est cette année-là que Gabriela Zapolska est arrivée de Pologne à Paris et a commencé à envoyer ses chroniques à des journaux de Varsovie.

1891 : le Moulin Rouge n’est pas le seul à vouloir s’annexer
la Goulue, la Môme Fromage, Nana la Sauterelle, la Môme Anisette, la Clair de Lune ou Demi-Siphon. A quelques pas de là sur le boulevard de Rochechouart, lÉlysée Montmartre lui dispute ces vedettes. C’est là que Zapolska se rend pour y consacrer une des ses Lettres parisiennes - cet article paraîtra dans l’hebdomadaire Przegląd Tygodniowy, le 17 janvier.

Ce texte, que j’ai traduit et adapté en compagnie d’Arturo Nevill, est assez long. C’est pourquoi je vous propose de le parcourir en plusieurs étapes. Nous y verrons à l’œuvre ces Reines du Cancan, l’attitude du public où se mélangeaient étrangers aussi bien que Parisiens venus parfois en famille, le rôle de Père Lapin en charge de faire respecter une toute théorique moralité du lieu. Regard aigu aussi sur l’avilissement et la déchéance. En contraste et en marge la danse de Ferdijée – danse de séduction soumise d’une femme belle et pauvre, qui gagne ainsi sa vie.

Emergeant d’une cascade de dentelles blanches et de robes relevées, les jambes des danseuses s’élancent en cadence, retombent sans toucher le sol, et de nouveau vers le haut où le vernis de leurs escarpins renvoie mille scintillements. Triomphales, infatigables, jambes d’acier dirait-on dans leur bas noir tendu, mais laissant pourtant entrevoir une peau jaunâtre de chair défraîchie.

Elles sont quatre danseuses, juste devant l’estrade où se tient un orchestre qui brille de tous les ors de ses instruments sous des torrents de lumière. La célèbre Goulue
au visage vipérin est vêtue d’une robe bleu ciel. Émergeant des dentelles de son corsage, elle laisse voir une nuque laiteuse sur laquelle serpentent quelques mèches blondes frisottées. Elle lève, très haut au dessus de la tête, la masse de ses jupons qu’elle rassemble d’une main et, sérieuse, presque sévère, ses lèvres d’un rouge carmin esquissant à peine un sourire, elle fait un grand écart sans effort, sans fatigue, sans – au vu de sa poitrine qui émerge des baleines du corset – que sa respiration en soit précipitée. A une chaînette en or est accrochée une petite médaille pieuse qui sautille au rythme des mouvements de la danseuse, comme un insecte doré qu’attirerait le lait de sa chair.

En vis-à-vis de cette Reine du Cancan que l’Élysée Montmartre et Zidler du Moulin Rouge se disputent, danse une sorte de jeune chiot noir aux yeux chassieux, portant une robe sombre et des chaussures déformées. C’est la
Môme Fromage, son auxiliaire inséparable. Près d’elle, se tient Nana la Sauterelle dans un costume anglais très correct
en serge grise et épaisse. Elle n’est pas fardée. Alors que des nattes bien lisses qui encadrent son visage de titi parisien lui donnent un air de sainte Nitouche, elle s’écroule de rire, du rire éraillé d’une femme qui a l’habitude de boire. A côté de la Goulue déambule une jeune fille ravissante. Elle trépigne sur place et, de ses jambes petites, elle dessine dans l’air des cercles insolites. Telle celle d’une vipère, une langue étroite pointe de sa bouche entrouverte, va-et-vient sur ses lèvres couleur corail, et vomit un flot de mots orduriers avec autant de générosité que si – dans l’insouciance de la jeunesse – elle jetait des fleurs à droite et gauche. Autour des danseuses s’attroupe une foule compacte, calme et silencieuse. Aucune trace d’excitation sur ces visages qu’éclaire une lumière blanche. On y trouve des hommes coiffés d’un haut de forme, vêtus d’une redingote ou en manteau, et des femmes en vêtement sombre et souvent graisseux. Ce sont des bourgeoises apathiques et plates qui semblent sorties de derrière le comptoir d’un proche magasin ou de la salle à manger exiguë et sombre de leur modeste demeure.

Des étrangers, plutôt gênés et apparemment dégoûtés, se fraient le passage pour arriver au premier rang tout près de la Goulue, parmi lesquels deux Anglaises coiffées de chapeaux excentriques. Quant à elle, elle tient à présent d’une main sa jambe levée et reste immobile, dans une attitude royale qui semble narguer, dans son impudeur, la masse des femmes mal vêtues, dont les jupes aux plis droits leur descendent jusqu’aux pieds.

Un journaliste éméché s’est placé derrière la Goulue et s’entête à lui souffler son haleine sur la nuque. Furieuse, sans même se retourner, elle lui lance les dents serrées : Fiche-moi le camp, salaud. Telle un reptile, elle s’aplatit tout à coup contre le sol – ce qui, en disloquant ses membres et en brisant la parfaite harmonie du corps féminin, la rend effrayante, hideuse et monstrueuse. Impressionnée et haletante, la foule regarde avec une sorte de respect ce pas de cancan extravagant, ce corps qui s’étale comme un tissu mou et sans vie au milieu d’un amas de jupons et de dentelles froissées. Pour autant, l’orchestre accompagne en sourdine sur un air plein de poésie et de charme. La Goulue est toujours allongée sur sol, rigide et contractée comme une épileptique. Seul scintille, dans la lumière du gaz, un grand brillant de sa boucle d’oreille accrochée aux bouclettes ondulées de ses cheveux qui retombent en pluie sur un cou d’albâtre mince mais dur comme l’acier, que souligne la
ligne de Vénus.
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L'illustration de cet article (Quadrille à l'Élysée Montmartre) est due à Ferdinand Lunel. Elle a paru dans Le Courrier Français.

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