dimanche 25 octobre 2009

Quadrille et Grand chahut

Nous revenons dans la salle. Le cancan vient de s’arrêter. L’orchestre joue une valse et les couples, en se tenant les épaules, tournent sans beaucoup de distinction. La plupart du temps, ce sont des femmes qui dansent entre elles, en mêlant leurs tignasses ébouriffées et leur haleine fétide altérée par la maladie et la débauche.

La Goulue, entourée de son état-major, se tient près du buffet en buvant et en jurant comme un hussard. Auprès d’elle, des hommes se pressent, haletant du désir de toucher ne serait-ce qu’un pli de sa robe. Elle, fière et quasi-inaccessible, affiche le comportement et les manières d’une princesse de théâtre. Elle réprimande la Môme Fromage qui, avec un air de chiot, lape de la bière dans laquelle le serveur a plongé un morceau de fer rouge.

Quelques reporters font l’interview de cette
reine du cancan, en prenant en note ses bons mots et en se partageant scrupuleusement ce qu’elle vient de dire. Je suis une artiste !... braille la Goulue et je m’en f... de vos journaux !. La Goulue n’aime pas les reporters. Elle les appelle des crasseux, des blagueurs et leur dit que sa célébrité ne la rend pas prétentieuse. Elle fait mine d’être indifférente aux feuilletons que toute la presse lui a consacrés, à la souscription qui a été proposée pour qu’une pension lui soit attribuée, ainsi qu’aux éloges incessants de Gil Blas et d’autres journaux élégants. Elle est une célébrité nationale, elle se croit géniale, elle est couverte de diamants, elle est aimée des hommes et, telle une seconde Nana qui serait née sur la décharge publique, elle exalte la danse nationale – la poésie de son pays se retrouve emprisonnée dans la cascade de ses jupons.

Dans un coin de la salle, devant une glace, une petite fille de douze ans s’exerce au cancan, en soulevant haut ses jambes en bas noirs. On l’appelle
Demi-Siphon et on l’entoure d’un certain respect. Qu’elle est mignonne ! disent des bourgeoises assises sur les estrades, en sirotant leur grenadine. La jeune fille lève ses jambes, de plus en plus haut, tout en observant dans le miroir la masse compacte d’hommes âgés qui se tiennent derrière elle. Sur son petit visage s’imprime déjà une débauche calculée, un masque qui semble adhérer à ses traits d’enfant. Sous la lumière du gaz, dans l’atmosphère chaude de la respiration des mâles, ce sphinx dont la blancheur ressort dans la pénombre d’une alcôve, qui ne sait pas lire mais compter ses louis d’or – cette future héroïne de Catulle Mendés s’exerce à faire le grand écart et à jeter, de biais, de noirs regards pointus de sa pupille dilatée.

A quelques pas de là, près de la colonne, se tient
père Lapin dont on voit de loin la tête grisonnante à cause de la blancheur de ses cheveux. Il regarde la Demi-Siphon avec la bienveillance d’un grand-père qui sourirait aux premiers pas d’une petite fille qu’il adore. Jusqu’où la section parisienne de la SPA réussira-t-elle à étendre son emprise ? (*)
La Demi-Siphon continue à s’agiter de façon convulsive, comme une folle, sous la lumière du gaz, devant le grand miroir qui réfléchit le cercle sombre d’hommes qui ne parviennent à s’animer qu’à la vue de cette enfant qui exécute des sauts empreints de sensualité en tendant ses menottes incurvées, comme les râteaux de croupier.

Et, de nouveau, le quadrille ! Les couples se lèvent et se préparent, lentement, comme à contrecœur. La Goulue quitte le bar entourée de ses partenaires, en essuyant de la main ses lèvres encore humectées et dont le carmin marque la paume de traînées pâles. Les cymbales résonnent enfin, les trombones déversent des sons saccadés, toujours les mêmes. Les jeunes femmes relèvent leur robe, on remarque la blancheur des jupons et le volettement des dentelles. Une disgracieuse petite personne danse presque nue et sourit en montrant toutes ses dents. Dans des galeries, la foule se lève, momentanément intéressée. Deux souteneurs, en chemise de tricot, dansent la
danse du ventre. La foule ne cesse de s’amasser. Les magasins sont fermés, leurs propriétaires vont se distraire. Les maris y amènent leur femme, les frères y viennent avec leur sœur et les mères avec leurs enfants.

Une vapeur bleue continue d’emplir la salle et s’élève vers le plafond en verre, luisant comme les nageoires argentées d’une baleine. Dans cette blancheur, des grappes de lampes scintillent, qui semblent suspendues dans l’espace comme une constellation céleste.

L’orchestre est placé au pied du mur principal, devant des loges tapissées de rouge. Toujours vides, elles sont prédestinées – selon Le Courrier Français – à des personnalités officielles. Austères et mystérieuses, ces loges semblent dominer cette foule effrénée où les femmes dévoilent sans aucune gêne leur intimité en montrant leur linge et leur peau jaunie, à travers le tissu de tulle.

Pendant ce temps, devant l’estrade, la Goulue, consciente de son pouvoir, a formé le rang de ses danseuses et, convaincue de la force de son art animalesque, triomphante et intrépide, elle lève sa jambe, donnant ainsi le signal du
grand chahut. Répondant à cet ordre, quatre jambes se lèvent et s’abaissent devant les spectateurs, comme des serpents noirs qui se seraient dissimulés dans des tombeaux neigeux. Soudain, de la galerie d’en face, un faisceau électrique traverse tout le hall comme une gerbe de lumière qui retomberait, telle une cascade argentée, sur ces silhouettes de femmes qui, jusqu’alors sans vie, impassibles et éteintes, se mettent, avec des mouvements d’automate à dévoiler leurs secrets. La transpiration se mêle au parfum du musc et prend à la gorge les gens qui sont autour.

Enfin, la Goulue saisit sa jambe gauche et demeure ainsi immobile, les yeux rivés dans le lointain, enveloppée d’une multitude de dentelles qui ruissellent depuis ses hanches jusqu’au sol. Ses camarades restent dans la même posture, sphinx contemporains, à demi nues sous le mince tissu de tulle. Elles se tiennent silencieuses, avec une expression presque menaçante, inondées par la lumière claire du faisceau qui tombe sur elles de là-haut…

(*) La traduction littérale de l’expression de Zapolska serait : «La Société protectrice des animaux est très active à Paris, jusqu’à l’excès.»
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Le présent texte conclut la chronique parisienne envoyée par Gabriela Zapolska au début de 1891 à un journal varsovien sur l'Élysée Montmatre (traduction-adaptation par Lisbeth Virol et Arturo Nevill).

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