samedi 26 mars 2011

Promenades parisiennes (6-F)


Cet article est le dernier d’une série consacrée au séjour parisien de Gabriela Zapolska (1889-1895), rédigée à l’occasion d’une exposition consacrée à cette femme de lettres, journaliste et actrice (Musée de la Littérature, Varsovie, d’avril à juin 2011).

S’adressant à un public dont les références et les attentes diffèrent parfois, cette version en français (1-F, 2F…) ne reprend pas exactement ce que l’on trouve dans la version polonaise (1-PL, 2-PL…), publiée il y a quelques semaines. On remarquera par ailleurs que plusieurs extraits sont déjà disponibles sur ce bloc-notes, depuis mi-2009 (parfois même depuis fin-2008) : ils avaient servi d’introduction à une lecture-spectacle sur ce même sujet, début septembre 2009, à l’Entrepôt, à Paris.

Artykuł ten dotyczy pobytu Gabrieli Zapolskiej w Paryżu miedzy 1889 i 1895 rokiem i jest jednym serii, którą opublikuję w niniejszym blogu, w wersji polskiej (1-PL, 2-PL… w lutym) oraz francuskiej (1-F, 2-F…), pisany z myślą o wystawie poświęconej Zapolskiej pisarce, aktorce i dziennikarce (Muzeum Literatury, Warszawa, od kwietnia do czerwca 2011 r.).

L’appartement du 4 de la rue Tourlaque
J’aime beaucoup mon appartement de la rue Tourlaque : mon salon est ravissant, rouge foncé, un grand bureau sculpté, une chaise longue chinoise, brodée, la bibliothèque, des chaises turques, des fauteuils en marbre de Tonkin, les nombreux petits tapis orientaux. Dans le salon il y a une grande fenêtre double colorée, sertie du plomb. Ma chambre à coucher est en style anglais. Sur les murs, un papier vert clair avec un motif de roses près du plafond. Au-dessus du lit, des rideaux blancs, en mousseline. Aux fenêtres, de grands rideaux blancs, une chaise-longue en rotin, un fauteuil et des tablettes. La salle à manger est tapissée d’une laine jaune d’or – le plafond aussi. Le buffet et l’armoire sont bretons ; le tapis couleur saphir ; et les tabourets sculptés ; la toilette rouge avec des éventails. J’ai envie d’y installer une baignoire, car j’ai le gaz au cabinet. L’appartement est propre, clair et agréable.

Je vis dans la plupart de temps avec des Français : des peintres, des sculpteurs, des journalistes, des écrivains… Ah ! Quelles soirées agréables ! Quelles soirées ! Les gens qui viennent chez moi, discutent entre eux, boivent du thé, du cognac. Le feu brûle dans la cheminée, on discute de tout, l’esprit se forme, se développe… aucun ragot, aucune méchanceté ni colère, aucune prise de bec à propos de l’art. Ce qui me change de ce que je connaissais autrefois.

Nostalgie
Moi, allongée sur une chaise longue, je leur réponds et doucement, tout doucement, ma pensée s’envole, s’enfuit pour revenir… vers mon pays. Et, là-bas, elle vagabonde, captive des larmes que j’y ai répandues et n’arrivant jamais à dénicher dans mon passé un tant soit peu de clarté. Ce qui ne l’empêche pas de revenir sans cesse là-bas et d’y errer comme un chien parmi les décombres ou comme un enfant dans un cimetière.

Pour chercher qui ? Des larmes ! C’est tout ce qu’il y a… Ici je ne pleure pas. En revanche, j’ai sur le cœur une sorte de carapace sous laquelle il y a une blessure très douloureuse. Et savez-vous, que dans les moments pourtant les plus heureux en apparence, il y a toujours quelque chose qui me fait mal au fond de l’âme, au point que toute ma joie s’anéantit. Comment une telle blessure n’arrive-t-elle jamais à se refermer ? Tiens, les larmes me viennent soudainement aux yeux ! Mes premières larmes à Paris, presque. De plus en plus je pense d’aller à Varsovie, rien que pour un bref séjour. Mon futur mari, Paul Sérusier est d’accord. Je vais y chercher quelques documents pour mon futur roman.

De la neige à Paris
Oh ! La neige ! C’est ma première neige à Paris. Je suis couchée et, de ma fenêtre, je vois le toit tout blanc, une ligne blanche qui recouvre les branches des arbres, une couche blanche sur le rebord du balcon. Et, dans l’air, des flocons blancs qui voltigent… qui voltigent…

En se penchant pour mieux voir, Hortense, ma bonne, s’est écriée : Oh : Quelle neige ! Elle ne comprend rien ! Ah ! Ces Français ! Moi, ça me fait revivre ! Je vais mettre des bottines et, à petits pas, je vais aller au musée de l’Opéra. La neige va se poser sur le bout de mon nez. La neige continue de tomber et tout devient plus blanc. Je m’imagine que je suis à nouveau dans mon pays. Je préfère cette illusion à la réalité.

La neige ! La neige ! Des bandes de voyous, en chemises de mariniers et portant des pantalons déchirés, courent le long des boulevards en poussant des cris, à qui hurlera le plus fort. Les milliards de flocons de neige les poursuivent en nuées qui s’éparpillent et virevoltent, s’accrochant à leurs casquettes trouées.

Des commis s’élancent, qui répandent du sel et des copeaux de bois en abondance sur les trottoirs. Des hauteurs de Paris, descendent lentement les chevaux qui tirent les tramways et les omnibus. Ils s’alignent en rang devant des stations d’arrêt. Ils demeurent ainsi, calmes, la tête penchée, indifférents et apathiques, face au danger qui les menace. Il y en a qui ne sont pas ferrés : ils glissent, tombent et des jambes se cassent… Ce qui provoque un attroupement de curieux qui, en donnant des coups de poing, cherchent à se frayer un chemin parmi la foule. De nouveau, une rangée de chevaux descend des hauteurs des rues de Maubeuge, Clichy, Rochechouart, et Fontaine.

Venant de l’avenue de Bois de Boulogne, des voitures de cocottes arrivent les unes après les autres. On les remarque par leur attelage correct, au profil sombre des laquais assis sur leurs bancs. Elles sont noyées parmi des amas de fourrures et s’appuient, affalées, sur les coussins qui tapissent l’intérieur des voitures. Les carrosses poursuivent leur chemin pour s’arrêter devant le Café Riche, Bignona, la Maison Dorée, le Café Américain, leurs vestibules et leurs tapis. Sitôt la portière ouverte, les femmes s’élancent au milieu d’un bruissement de dessous de soie, happées par un faisceau lumineux, tels des papillons de nuit, pour s’y plonger avec plaisir et volupté.

Fin du séjour parisien
Je joue d’autres rôles, au Théâtre Libre d’Antoine et au Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe. J’écris toujours, et même pour La Revue Blanche, en français… Avant mon voyage à Varsovie, j’ai encore à préparer le rôle de la Femme aux Rats, dans le Petit Eyolf d’Ibsen que je vais jouer au Théâtre de L’Œuvre. Je compte revenir bientôt à Paris – car Sérusier m’attend.

Pendant ces six années à Paris, j’ai beaucoup appris : à sentir, à penser, à regarder le monde et l’art, l’évolution sociale, et à trouver le sens de l’existence. Qui étais-je avant ? Une machine sans intelligence, poussée au gré des vents et de mes éditeurs… En un mot, je suis devenue un être humain.

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