mardi 14 juillet 2009

Aristide Bruant

Comme un gémissement de vent d’automne dans les rues sombres et humides de Paris par-dessus les lumières incertaines du gaz des réverbères – de temps en temps on entend une note terrible et prolongée. Un voyou qui traînaille se met à brailler un couplet tandis que – tel un chien blessé, par-dessus les arbres lugubres qui bordent les boulevards vides – retentit maintenant un deuxième braillement, une deuxième strophe :
. C’est de la prison que je t’écris,
. Mon pauvre Hippolyte.
Vers le ciel noir qui vire vers des tons rougeâtres, un gémissement animal monte à son tour en tremblotant :
. A Saint-Lazare !
Venant de l’asphalte boueux marqué par les pas mal assurés de chaussures mouillées et par le bruit des talons déformés, un autre gémissement animal se fait entendre en écho, venant comme du dessous d’un catafalque où on aurait mis un cadavre à moitié dévoré par des loups affamés :
. A Saint-Lazare !...

Je voulais rencontrer ce célèbre Aristide Bruant qui chante cette misère. Un ami écrivain m’a accompagné. Pendant tout le trajet sur le boulevard de Rochechouart près duquel se trouve le cabaret du Mirliton, en venant du théâtre du Château d’Eau, j’ai pensé à ce poète du pavé, à ce chanteur des miséreux et des va-nu-pieds. A celui qui plonge ses mains dans de haillons qui font le tout-venant de Paris.

Tout y est, dans les chansons de Bruant : et la corruption, et la décomposition qui touche les prolétaires qui grouillent dans les passages nauséabonds des banlieues. On y trouve aussi les pleurs des enfants adultérins abandonnés comme des chiots, le gémissement de la jeune fille abusée, la voix à peine audible d’une femme affamée, des lueurs de couteaux en action, l’attente déchirante d’une misérable derrière les barreaux, le claquement de dents d’un mendiant frigorifié.

En un mot – ce chant résume tout le malheur de ces innocents et de ces perpétuellement affamés, dont le seul futur est le cercueil. De ceux qui, de Montmartre jusqu’à la Glacière, telle une légion bien entrainée qui avance en ordre de bataille, sont toujours prêts à répondre à l’appel du crime, leurs nerfs dansant la sarabande, la crampe à l’estomac, le cerveau vide, fixant le chiffon rouge qui s’agite devant leur yeux saturés par l’absinthe.

A peint rentrée au cabaret, toute la foule des invités s’est levée et m’a entourée. Un hurlement effrayant a retenti :
. Oh-la-la, c’te gueule, c’te binette, Oh-la-la, c’te gueule qu’elle a !...
Et tout à coup, comme sur commande, ils ont tous tordu leurs mains jointes vers le bas, en signe de commisération :
. Oh ! Qu’elle est pâle !….

La porte s’est soudain ouverte. Sur le seuil, un homme trapu, une écharpe rouge autour du cou, les yeux mi-clos, a commencé d’une voix éraillée :
. C’est de la prison que je t’écris,
. O mon pauvre Hippolyte
Après un moment, Bruant a entonné l'autre chanson :
. A Montparnasse !

Les serveurs distribuaient des bocks de bière en faisant du bruit avec des soucoupes. Les invités criaient, hurlaient, s’injuriaient. Il y avait sans cesse quelqu’un qui entrait en faisant claquer la porte. Le gaz vacillait avec des à coups tandis que Bruant continuait de chanter les yeux mi-clos en faisant des pas de faible amplitude, en produisant des sons inhabituels, gutturaux, ou comme d’un nanti. J’avais du mal à reconnaître la chanson que j’avais entendu retentir dans le silence de la nuit – celle qui m’avait souvent tiré de mon sommeil, et dont l’écho, telle une berceuse, revenait à la charge, entêtée et maladive...

Et j’ai été étonnée de voir que, après le chant, il est venu avec une soucoupe pour ramasser des sous. Dans ce cabaret où, désormais, le Tout-Paris intelligent, raffiné et élégant vient écouter ses chansons, je n’avais pas de mot pour ce commerce de la misère des autres. Au moment de mon départ, il s’est incliné en disant :
Bonsoir, Madame !
La porte déjà franchie, j’ai entendu encore ce chant rigollot :
. Tous les clients sont des cochons, la fari don daine, la fari don-don….

En rentrant, j’ai tendu malgré moi l’oreille pour savoir si, dans le lointain, me parviendrait la voix enrouée d’un miséreux affamé et frigorifié qui, chanterait des airs de Bruant. J’attendais, en écoutant, qu’un gémissement me parvienne des noirceurs de Rochechouart ou des hauteurs de Montmartre, ce gémissement animal qui vous prend aux tripes… Mais les miséreux se sont tus, ils se cachaient dans des recoins. Il n’y avait que le vent pour agiter des branches dénudées et pour étirer des ombres incertaines au travers des rayons jaunes des réverbères.
.
D'après des traductions-adaptations de Lisbeth Virol & Arturo Nevill.

A L'ENTREPÔT

7/9 rue Francis de Pressensé dans le 14ème

(métro Pernety ou Plaisance)

le 1er septembre à 19 heures 15

Lecture de textes de Zapolska sur Paris

(entrée libre - durée d'environ 1 heure).

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