mercredi 1 juillet 2009

Garenne-Colombes

Il y a quelques années, je suis allée à Garenne-Colombes sur les traces de Gabriela Zapolska. Elle y était venue en 1891, par le train, mais elle s’est d’abord trompée de gare. Sortie à Rueil-Malmaison, elle fait connaissance d’un homme avec qui elle entame une conversation. Il s’avère être un traducteur… et comme elle cherchait à traduire sa pièce Malaszka, elle lui confie ses préoccupations littéraires du moment. Cette pièce n’a pourtant jamais pu être traduite en français, faute d’une bonne compréhension du contexte. Par exemple, le héros de la pièce, un comte, habitait en Volyhnie et se prénommait Julian. Mais, à l’époque, le traduire par Jules aurait immédiatement fait penser à un coiffeur. Avec tout ce fil à retordre, le traducteur a abandonné…

Zapolska a tout de même réussi à arriver à Garenne. Elle cherchait un lieu pas trop éloigné de Paris pour ses vacances et pas trop cher. Elle est tombée sur une annonce dans Gil Blas et s’est rendue sur place.

Voici comment elle en rend compte :

«Par la fenêtre largement ouverte, un bon air sec pénétrant arrive du jardin. De grands vernis du Japon tendent vers le haut leurs branches noires en forme de lyre, couronnées par des bouquets de petites feuilles vert pâle. Dans une grande volière située dans l’embrasure de la fenêtre, des douzaines de canaris font, avec leur corps, autant de taches jaunes dans l’espace transparent. Au milieu de la pièce, un grand bureau sur lequel sont posés des empilements de feuilles de papier, des règles, des journaux, de petits encriers. Quelques bonbons dans une soucoupe, une rose pâle dans une coupelle en cristal. Contre les murs, de grandes armoires normandes, dramatiquement expressives, massives et, dans leur brutalité, presque poétiques.

Au fond, une alcôve de grande taille, masquée par une draperie de damas jaune. Dans cette alcôve se trouve un lit ancien, très stylé, qui date de Louis XIII. C’est un lit noir avec des motifs dorés, discrets sans néanmoins manquer de caractère, et les quatre colonnes sont surmontées par autant de vases dorés. Sur le fond de damas jaune, les lettres décolorées d’un
Ecce Homo qui auraient pâli comme sous l’effet de larmes et de la tristesse de tant d’années. De part et d’autre de l’alcôve, de petits cabinets aux fenêtres claires situées en haut des murs couverts de damas rouge. Par-ci par-là, sont suspendus des autographes sous verre, dans des cadres ordinaires en chêne. On sent dans l’air un parfum impalpable de vieux papiers et de lavande fraîche.

Et, en face de moi, appuyée contre le dossier jaune et bas d’un fauteuil, se tient Mie d’Aghonne, la célèbre Mie d’Aghonne – l’auteur de 187 romans policiers. Elle est tout en blancheur avec ses cheveux poudrés, très frisés sur son front et qui encadrent son visage menu d’une auréole couleur de neige, avec le charme d’une marquise. Sur le visage de cette femme de 80 ans se reflète comme l’épopée de tout un siècle qu’elle aurait traversé avec ses habits de comtesse, mais qui – lui, tel un serpent – n’aurait même pas frôlé, en passant, les frontières au bas de sa jupe claire.

Il n’y a que ses yeux pour vivre, vous parler, rire, se moquer, mépriser et regretter ce qu’ils ont vu – yeux couleur saphir, grands, étrangement brillants par moment, et par moment éteints comme ceux d’un cadavre. Sinon, tout le visage de Mie d’Aghonne demeure pareil à lui-même, distant, calme, impassible.

Du premier moment de mon séjour sous son toit, la courtoisie de cette grande dame qui m’a accueillie en son petit palais avec des manières précises, comme d’une poupée en cire, m’a inspiré d’une grande admiration.
Je doutais presque d’avoir devant moi l’auteur de romans comme Faiseuse d’anges, La nuit sanglante, Guenillard Ier, Mémoires d’un chiffonnier – et nombre d’autres histoires qui, sous forme de feuilletons, inondent aussi bien les journaux chics, que ces illustrés bon marché qui, tel des monstres toutes dents dehors, montrent la garde à la devanture des boutiques. (…)

La marquise mangeait des fruits comme un oiseau. Elle parlait peu, montait les marches silencieusement, comme une chatte blanche. Mais rien, absolument rien, ne laissait présager un tel travail touchant au crime pour aboutir à des romans sanglants, tel Vampire aux yeux bleus, ou Buveuse de sang. Il me semblait que, au contraire, ses blanches mains d’aristocrate âgée étaient faites pour composer des bouquets d’héliotropes, aérer des dentelles ou friser des boucles, plutôt que d’inventer des histoires truffées de crimes et de cadavres en décomposition.

Comment cette dame du Palais de la Cour de Charles X – qui habitait le pavillon de chasse de ce monarque – avait-elle pu écrire Mémoires d’un chiffonnier ? J’aurais compris qu’entre les murs du salon où Sa Majesté avait fait sa sieste, dans l’alcôve où Sa Majesté avait dormi, aient pu naître quelques nouvelles poudrées, tout juste piquetées par les mouches de la passion. Mais d’où tirait-elle ici de tels personnages sanglants en haillons, des meuniers assassins, ces blouses grises de galériens, ces filles de joie aux jupes tachées de boue ?

Mie d’Aghonne était en permanence un sphinx poudré qui, tel un escargot dans sa coquille, se rétracte dans les dentelles de ses manches, à chaque question un peu franche que je lui posais. Son expression «
Je suis d’aghonniste» la dépeint toute entière. Je suis moi ! Et rien d’autre ! Loin de moi, les luttes sociales, les putschs, le fait de désirer et de vouloir ! Je suis Mie d’Aghonne et rien d’autre !»


J’ai donc eu la chance de pouvoir aller visiter une partie de la maison où elle a séjourné tout un été chez Mie d’Aghonne, dans ce pavillon de chasse de Charles X. C’est une maison habitable et habitée dont il reste notamment les escaliers en marbre tels que les a par ailleurs décrits Zapolska

La guerre, les guerres ont remodelé Garenne-Colombes. Il ne reste pas grand-chose qui puisse nous rattacher à son passé - excepté peut-être cette maison et ces écrits – le témoignage de Gabriela Zapolska. Et du fond du temps, émerge un personnage étrange, tel que sa plume l’a fixé.
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Le texte ici traduit (par Lisbeth Virol et Arturo Nevill) fait partie des articles que Zapolska envoyait à des journaux varsoviens, à l'époque de son séjour parisien.
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L'illustration en tête du présent billet superpose une carte de Cassini (soit un siècle avant l'article de Zapolska) et une carte d'aujourd'hui - donc un siècle après le même article.

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