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jeudi 24 décembre 2009
Voeux de Noël et pour 2010
mardi 15 décembre 2009
Lectures-spectacles
Du 9 au 13 décembre, le Studio-Théâtre de La Comédie Française a proposé au public quelques jours de lecture de pièces d’auteurs contemporains. Dans le programme, il y avait une pièce espagnole de Juan Mayorga : Copito, ou Les derniers mots de Flocon de Neige, le singe blanc du zoo de Barcelone, une pièce autrichienne de Händl Klaus : Le charme obscur d’un continent, une pièce israélienne de Gilad Evron : Le Diable de Châtillon, une pièce de Biljana Srbijanovic : Barbelo, à propos d’enfants et de chien, et une pièce écossaise de David Greig : Le dernier message du cosmonaute à la femme qu’il aima un jour dans l’ex-Union soviétique. Suite à un vote interne des spectateurs engagés, une pièce a été choisie, qui sera produite au théâtre : Barbelo, à propos d’enfants et de chien, que j’ai beaucoup aimée.
Voici ce qu’en disait le programme élaboré par le Bureau des lecteurs du Studio-Théâtre de la Comédie Française : « Dans une Serbie en transition – un trou quelque part en bas de l’Europe, une femme se suicide, laissant un enfant gros, Zoran, et un mari, Marko, déjà remarié. Zoran essaie (ou refuse) de comprendre, interroge en vain son père entièrement absorbé par d’obscures fonctions ministérielles, et mange comme quatre. Il passe beaucoup de temps avec Milena, sa belle-mère, une femme infantile, obsédée par l’image de sa propre mère, et qui ne sait comment répondre aux avances de Dragan, le flic. Au cours de leurs promenades, Zoran et Milena croisent des chiens, des humains – comment faire la différence ? – et des morts, bien identifiables quant à eux. Trouveront-ils le chemin d’un bonheur, même fragile, sauront-ils réinventer leur vie, qui en a tant besoin, et la débarrasser de ses fantômes ? »
La vie des héros de cette pièce peu réjouissante laisse pourtant place à l’humour et à l’espoir. Le fait de comparer la vie des humains à celle des chiens, ainsi qu’une amusante description de leur maître (voire de leur maîtresse) débouchent sur une peinture très actuelle.
vendredi 20 novembre 2009
Opéra et Ballet
Une vocation, un don, ça se travaille – avant de devenir artiste, il faut entièrement se consacrer à sa discipline. S’il faut aimer ça, il faut aussi le poursuivre dans le temps car le moindre écart coute cher. Certains de mes camarades-acteurs se sont écartés de leur vocation et de cette rigueur. J’en connais qui ont sombré dans l’alcool. L’expérience sur scène fait, que l’on acquiert l’assurance et que l’on peaufine sa technique. Mais de longues heures de répétitions ont aussi précédé le moment où l’on apparaît au public.
Je suis ainsi admirative devant le travail des chanteurs à l’Opéra et celui des danseurs dans un ballet. Tout récemment, je suis allée voir Salomé de Richard Strauss à l’Opéra Bastille. La cantatrice, la soprano Camilla Nylund, une jeune Finlandaise, a tenu la scène pendant près de deux heures dans le rôle principal d’une Salomé un peu désinvolte, qui, en se dépouillant peu à peu de ses voiles danse et séduit le vieil Hérode – jusqu’à ce qu’il lui promette la tête de Jochanaan (saint Jean Baptiste).
Autre spectacle, un ballet au titre étincelant Joyaux, comme ses décors et costumes aux couleurs d’émeraudes, rubis et diamants de Christian Lacroix, triptyque d’après une chorégraphie datant de 1967 de George Balanchine, évolue sur la scène de l’Opéra Garnier avec une exactitude d’horloge, avec les danseurs et l’orchestre de l’Opéra de Paris, sur les musiques de Gabriel Fauré, d’Igor Stravinsky, de Piotr Ilyitch Tchaïkovski. Leur mouvement sur scène, synchronisé, romantique, ravit par sa légèreté et sa grâce. Séduit, le public applaudit. Combien d’heures de travail et d’exercices l'avaient-elles précédé ?
mercredi 11 novembre 2009
A propos de la guerre
A la sortie de l’ambassade où j’ai été invitée à cette occasion, j’accompagne une femme et nous parlons cette fois de la 2nde Guerre mondiale à laquelle elle a participé – notamment dans les rangs de l’Armée nationale (AK) au moment de l’Insurrection de Varsovie, en août et septembre 1944. Née moi-même à Varsovie, j’y ai vécu les années de guerre avec mes parents mais n’avais guère plus de 3 ans à cette époque.
Or j’ai redécouvert, il y a peu, des cahiers où des membres de ma famille ont retranscrit leurs souvenirs d’alors – écrits qui ne sont pas destinés à être diffusés… Mais je m’y vois petite fille, je fais la comparaison avec ce qu’il me reste dans ma mémoire d’enfant. Il y a dans ces récits de guerre tant d’images effrayantes ! Je les compare avec les miennes, des images d’enfant : la peur, la faim, les pendus devant nos corps agenouillés, l’errance, l’humiliation, un chien écrasé, un cheval mort et des gens qui s’affaissent auprès de nous, tués comme des mouches, la maison où nous sommes entassés dans une cave, qui vient de s’écrouler au-dessus de nous…
Je constate, à quel point les souvenirs que d’autres nous rapportent, leurs écrits, contribuent à mieux cerner l’histoire des familles et à se faire une idée plus précise à propos de ce que nos prédécesseurs ont vécu.
Je découvre par ailleurs quelques chiffres dans leur froideur de chiffres : à la veille de la guerre, Varsovie avait un million d’habitants. A la suite des déportations vers l'extermination et de l’écrasement du Soulèvement du Ghetto en 1943, la totalité de sa population juive avait disparu. Quant à la population non juive, aux premiers jours d’août 1944, il ne restait plus qu’une personne sur deux – un tiers environ de ceux qui restaient ont été tués au cours des deux mois de cette Insurrection.
Malgré des situations intenables pendant la guerre et la présence continuelle de la mort, j’ai échappé à celle-ci avec mes parents. Je me réjouis d’être vivante. Les autres n’ont pas eu cette chance.
samedi 31 octobre 2009
Cimetières en Pologne…
A fin octobre, les familles y viennent, comme chaque année, rendre à leurs morts l’hommage qui leur est dû et se rendent massivement dans les cimetières. A cette même période, la température chute brutalement, la terre devient dure et, s’il pleut, ce peuvent être des cortèges des gens pataugeant dans la boue.
Dans les cimetières où ce sont des célébrités qui sont enterrées, des artistes, des comédiens aimés du public, font la quête pour la rénovation et l’entretien des tombes.
Imaginez-vous cela au cimetière du Père Lachaise ? Ou au cimetière de Montparnasse ?
Jeune enfant, j’habitais près d’un cimetière. Des sculptures représentant des amants ensevelis ensemble – unis après la mort parce que la famille n’avait pas été d’accord pour qu’ils s’unissent dans le mariage – ont nourri mon imagination. Je me souviens aussi d’une blanche et belle femme, morte le jour de ses noces… car elle avait eu la malchance de toucher une ampoule électrique : la sculpture était grandeur nature ; elle était vêtue de sa robe de jeune mariée… je me souviens encore du sourire sur ses lèvres. Et que dire de ces petites tombes d’enfants, alignées, où j’aimais déposer des fleurs…
Le soir, au crépuscule, ce cimetière vibrait des lueurs des bougies et des lampes – et on apercevait longtemps encore, les ombres de gens qui se promenaient dans des allées, tels des spectres vivants et silencieux.
dimanche 25 octobre 2009
Quadrille et Grand chahut
Quelques reporters font l’interview de cette reine du cancan, en prenant en note ses bons mots et en se partageant scrupuleusement ce qu’elle vient de dire. Je suis une artiste !... braille la Goulue et je m’en f... de vos journaux !. La Goulue n’aime pas les reporters. Elle les appelle des crasseux, des blagueurs et leur dit que sa célébrité ne la rend pas prétentieuse. Elle fait mine d’être indifférente aux feuilletons que toute la presse lui a consacrés, à la souscription qui a été proposée pour qu’une pension lui soit attribuée, ainsi qu’aux éloges incessants de Gil Blas et d’autres journaux élégants. Elle est une célébrité nationale, elle se croit géniale, elle est couverte de diamants, elle est aimée des hommes et, telle une seconde Nana qui serait née sur la décharge publique, elle exalte la danse nationale – la poésie de son pays se retrouve emprisonnée dans la cascade de ses jupons.
Dans un coin de la salle, devant une glace, une petite fille de douze ans s’exerce au cancan, en soulevant haut ses jambes en bas noirs. On l’appelle Demi-Siphon et on l’entoure d’un certain respect. Qu’elle est mignonne ! disent des bourgeoises assises sur les estrades, en sirotant leur grenadine. La jeune fille lève ses jambes, de plus en plus haut, tout en observant dans le miroir la masse compacte d’hommes âgés qui se tiennent derrière elle. Sur son petit visage s’imprime déjà une débauche calculée, un masque qui semble adhérer à ses traits d’enfant. Sous la lumière du gaz, dans l’atmosphère chaude de la respiration des mâles, ce sphinx dont la blancheur ressort dans la pénombre d’une alcôve, qui ne sait pas lire mais compter ses louis d’or – cette future héroïne de Catulle Mendés s’exerce à faire le grand écart et à jeter, de biais, de noirs regards pointus de sa pupille dilatée.
A quelques pas de là, près de la colonne, se tient père Lapin dont on voit de loin la tête grisonnante à cause de la blancheur de ses cheveux. Il regarde la Demi-Siphon avec la bienveillance d’un grand-père qui sourirait aux premiers pas d’une petite fille qu’il adore. Jusqu’où la section parisienne de la SPA réussira-t-elle à étendre son emprise ? (*) La Demi-Siphon continue à s’agiter de façon convulsive, comme une folle, sous la lumière du gaz, devant le grand miroir qui réfléchit le cercle sombre d’hommes qui ne parviennent à s’animer qu’à la vue de cette enfant qui exécute des sauts empreints de sensualité en tendant ses menottes incurvées, comme les râteaux de croupier.
Et, de nouveau, le quadrille ! Les couples se lèvent et se préparent, lentement, comme à contrecœur. La Goulue quitte le bar entourée de ses partenaires, en essuyant de la main ses lèvres encore humectées et dont le carmin marque la paume de traînées pâles. Les cymbales résonnent enfin, les trombones déversent des sons saccadés, toujours les mêmes. Les jeunes femmes relèvent leur robe, on remarque la blancheur des jupons et le volettement des dentelles. Une disgracieuse petite personne danse presque nue et sourit en montrant toutes ses dents. Dans des galeries, la foule se lève, momentanément intéressée. Deux souteneurs, en chemise de tricot, dansent la danse du ventre. La foule ne cesse de s’amasser. Les magasins sont fermés, leurs propriétaires vont se distraire. Les maris y amènent leur femme, les frères y viennent avec leur sœur et les mères avec leurs enfants.
Une vapeur bleue continue d’emplir la salle et s’élève vers le plafond en verre, luisant comme les nageoires argentées d’une baleine. Dans cette blancheur, des grappes de lampes scintillent, qui semblent suspendues dans l’espace comme une constellation céleste.
L’orchestre est placé au pied du mur principal, devant des loges tapissées de rouge. Toujours vides, elles sont prédestinées – selon Le Courrier Français – à des personnalités officielles. Austères et mystérieuses, ces loges semblent dominer cette foule effrénée où les femmes dévoilent sans aucune gêne leur intimité en montrant leur linge et leur peau jaunie, à travers le tissu de tulle.
Pendant ce temps, devant l’estrade, la Goulue, consciente de son pouvoir, a formé le rang de ses danseuses et, convaincue de la force de son art animalesque, triomphante et intrépide, elle lève sa jambe, donnant ainsi le signal du grand chahut. Répondant à cet ordre, quatre jambes se lèvent et s’abaissent devant les spectateurs, comme des serpents noirs qui se seraient dissimulés dans des tombeaux neigeux. Soudain, de la galerie d’en face, un faisceau électrique traverse tout le hall comme une gerbe de lumière qui retomberait, telle une cascade argentée, sur ces silhouettes de femmes qui, jusqu’alors sans vie, impassibles et éteintes, se mettent, avec des mouvements d’automate à dévoiler leurs secrets. La transpiration se mêle au parfum du musc et prend à la gorge les gens qui sont autour.
Enfin, la Goulue saisit sa jambe gauche et demeure ainsi immobile, les yeux rivés dans le lointain, enveloppée d’une multitude de dentelles qui ruissellent depuis ses hanches jusqu’au sol. Ses camarades restent dans la même posture, sphinx contemporains, à demi nues sous le mince tissu de tulle. Elles se tiennent silencieuses, avec une expression presque menaçante, inondées par la lumière claire du faisceau qui tombe sur elles de là-haut…
(*) La traduction littérale de l’expression de Zapolska serait : «La Société protectrice des animaux est très active à Paris, jusqu’à l’excès.»
dimanche 18 octobre 2009
Père Lapin
C’est alors que, repoussant la foule des danseurs, un vieil homme en frac, aux cheveux blancs, apparaît. Son le visage revêt l’expression d’un grand-père bonhomme et respectable. Le plastron immaculé de sa chemise est traversé par un ruban rouge sang. – Voyons !… voyons !... mes enfants !... Tâchez d’être convenables ! Les jeunes filles se taisent : père Lapin ne plaisante pas. Il veille à l’ordre et à la moralité dans cette salle où les corps bougent sans cesse au milieu d’une avalanche de dentelles. Lorsque ce vieil homme hausse ses sourcils blancs et de son index pointe vers la porte, la jeune fille rentre son cou dans ses épaules et l’homme dissimule ses mains dans ses manches. Le jugement de père Lapin est sans appel. Pareil à un juge sévère et plein de dignité, il exhibe son âge respectable, son torse bombé de ministre déchu, la blancheur de son linge tout en prenant des attitudes voluptueuses. Il demeure pourtant empreint de froideur et inébranlable, parfois souriant, toujours correct et, s’agissant de décence, inflexible. Une décence qui ne concerne… que le bruit. Père Lapin ne supporte pas qu’on crie.
Lorsque s’élève le cri de la Môme Anisette ou de la Clair de Lune, père Lapin se redresse, comme personnellement offensé ou cinglé par un coup de fouet. Ce cri l’affecte et, selon lui, rabaisse l’honorabilité de l’établissement. Alors qu’il se promène un regard indifférent sur les corsages dégrafés et les mollets dénudés qui émergent des chaussettes de soie, crier reste pour lui le plus grand des délits et il le réprime sévèrement. Être convenable n’empêche pourtant pas la danse du ventre mais seulement dans un recueillement quasi religieux et tant que l’on reste silencieux.
Ainsi, à l’Élysée Montmartre, dans cette grande salle aux murs bleu-ciel, à laquelle les lumières suspendues à des arcades donnent un aspect doré, il existe un code de moralité. Son gardien est ce vieil homme dont la tête grisonnante domine la foule des jeunes filles qui sautillent et des souteneurs qui piétinent à leurs côtés.
Ces jeunes filles sautent comme des folles. Leurs visages pâles et figés sont autant de masques en papier mâché, comme ceux des clowns au cirque quand ils font leurs grimaces sur le sable de la piste. Elles dansent sans sentiment, en exhibant leurs chaussures usées, leurs bas en laine et, souvent, leur jupe de flanelle rouge bordée d’une broderie blanche déchirée.
Plus on s’éloigne de l’orchestre, plus on voit la misère. Près de la porte dansent de vieilles femmes vêtues d’une jaquette noire. Elles sont corpulentes, effrayantes, obèses et portent des corsets aux baleines abîmées. Elles ne soulèvent pas leurs jupes en dansant mais parfois l’une d’elles, plus experte, esquisse un mouvement de cancan – le vrai mouvement du cancan parisien.
Je passe d’un groupe à l’autre en m’imprégnant de ces scènes d’une profonde misère, d’avilissement et de cette déchéance pour rien, qu’on ne peut même pas attribuer à un coup de folie. D’une laideur repoussante, des visages de femmes me passent devant les yeux de façon saccadée, comme dans un kaléidoscope. Des visages livides, maquillés jusqu’au cou avec du fard blanchâtre bon marché que les lèvres coupent d’un trait rouge sang, d’où le carmin a tendance à déborder. Les cheveux qui leur restent sont teints en jaune au dessus du front pour retrouver leur couleur naturelle qui est noire, en allant vers la nuque. Avec des formes féminines atrophiées et sans ce charme qui attire, avec ce parfum trop commun de musc qui émane de leur corsets imbibés de sueur, elles se tiennent devant moi, misérables, maigres, abîmées bien qu’à la fleur de l’âge, elles portent des robes mal coupées, des boas aux plumes arrachées, et des pèlerines qui font des plis sur les épaules.
Auprès d’elles, se tiennent des hommes jeunes, à peine sortis de l’enfance, au visage chétif et fatigué – reflet détestable du vice et de la déchéance. Ils s’agitent comme des pantins en se contorsionnant, les mains contre les hanches, les yeux fixes, comme hypnotisés et comme si une force supérieure les obligeait d’exécuter des sauts en série. Parfois, une blague grossière, nauséabonde et de très bas étage s’échappe de leurs lèvres brûlées par l’absinthe – ce qui fait s’écrouler de rire, et les danseuses, et la foule des spectateurs. Et on recommence à trottiner sans parler. Un pas bizarre et ridicule, dépourvu de passion et sans la moindre trace de tempérament – aucune flamme ne parcourt ces corps déjà en voie de décomposition.
Toute bleu ciel, la salle s’élève très en hauteur comme un temple immense, et resplendit de lumière. La blanche vapeur, délicate et transparente, qui émane du corps des femmes s’élève pour lentement se condenser en un nuage léger de gouttelettes aux senteurs de musc. De chaque côté de la salle, des montants très colorés comme des colonnes mauresques forment des arcades auxquelles sont suspendues des grappes de lampes à gaz, de couleur dorée aux reflets changeants, aux transparences d’opale. D’énormes palmiers verts, avec des feuilles monstrueuses, telles les doigts d’une main, montent la garde le long des murs. Dans les galeries du haut, plongées dans l’ombre, on distingue les visages jaunes de spectateurs qui s’agitent. Dans les galeries inférieures, sur de petits podiums, se tiennent des bourgeois par familles entières. Ils boivent des bocks, du piqueton (*), de l’absinthe et du cognac. Les silhouettes noires des serveurs en tabliers blancs vont et viennent entre ces groupes. Ci et là, la tache claire d’un manteau signale un petit enfant qui somnole appuyé contre une balustrade.
De temps en temps, des femmes se lèvent ou descendent vers la salle pour regarder ceux qui dansent. Elles reviennent calmes, même pas choquées, souriantes et mourant d’envie de répéter une blague qu’elles viennent d’entendre. Elles se sentent à l’aise dans cette atmosphère imprégnée de cette odeur omniprésente qui provient de tresses aux colorations rousses ou blondes encore toutes fraîches. Parfois, on voit s’animer le petit chapeau gris d’une adolescente ou une natte défaite. Avec un visage imperturbable, une jeune fille qui est assise auprès de sa mère suit des yeux la robe bleu ciel de la Goulue et les scintillements des boucles d’oreilles en brillants de cette dévergondée. Au delà, à travers les arcades, dans un renfoncement d’un bleu ciel pâle, semblable à un océan en verre, se trouve un buffet que ponctuent les taches blanches des tables de marbre, comme des nénuphars. Semblables à des lucioles qui danseraient au-dessus de cette fange mais que l’on aurait immobilisées sur un fond mal défini, les lumières du gaz clignotent dans des globes de verre allongés, en forme d’entonnoir.
Dans cette brume bleutée que nous renvoie le gris des miroirs, on distingue des silhouettes noires des gens, le pourtour des chapeaux des femmes et le feutre brillant des cylindres des haut-de-forme. Ici ou là, une jeune fille se précipite vers une petite table pour siroter un sherry glacé avec une paille, puis le recracher sur la surface ternie d’un miroir argenté, en toussotant. Au loin dans un jaune approximatif, comme une couleur de roussi, on aperçoit le couloir d’entrée qui s’enfonce en des escaliers qui conduisent vers le bas. De nouveaux clients ainsi que des danseurs ne cessent d’affluer. Ils traînent des pieds et promènent leur regard sur les murs, s’ennuyant dès le début, comme écrasés par une mélancolie indéfinissable qui se dégagerait de ces murs aux couleurs vives – turquoise, rubis et dorée.
Des femmes s’arrêtent au sommet des escaliers, indécises, comme si, devant la cheminée d’une chambre mal éclairée et sur laquelle serait posé un miroir, elles hésitaient en découvrant le fond de teint blanchâtre virant vers le gris bleu, qui est plaqué sur leur visage.
mardi 13 octobre 2009
La belle Ferdijée
A l’intérieur de la tente, devant un large miroir, est assise une jeune femme d’une rare beauté, enveloppée d’un tulle blanc et de quantité de satin. Des cheveux noirs tombent sur ses épaules. Ses grands yeux noirs tristes sont soulignés d’un mascara. Un charme étrange se dégage de cette femme parfaite, aux formes harmonieuses. Si majestueuse malgré une condition misérable, et tremblant de froid malgré tant de tissus. De temps en temps, elle arrange de la main les colliers en simili brillants sur son front. De l’échancrure de son corsage émergent quelques roses pourpres dont les pétales se répandent sur les plis de sa robe blanche. Elle est belle ! Très belle, cette belle Ferdijée !
Les musiciens, assis dans l’ombre, frappent sur des tambours et des clochettes. Toute cette musique janissaire (*) se mêle au son du cancan qui parvient de la salle de danse de l’Élysée Montmartre. Le vent fait onduler les murs de tente. Les flammes du gaz brillent en tremblant. Ferdijée se lève enfin et commence à danser. Sa danse est une pure poésie. Avec des gestes d’esclave, elle ploie jusqu’au sol, se prosterne devant un souverain invisible, humble et câline, résignée dans cette pénombre, ce dénuement et ce froid.
Sa blanche robe se déploie comme un nuage en lui couvrant pudiquement les pieds qu’on ne peut guère apercevoir sur le fond sombre du tapis. Et, soudain, elle se redresse, mince mais aux formes pourtant merveilleusement épanouies, comme un hymne à la femme parfaite, comme l’accord final d’une symphonie dédiée à la création du monde. Ses blancs contours se détachent en relief sur l’espace sombre. Ses yeux noirs, des yeux de gazelle, ont un regard qui rêve et qui implore.
Derrière les portes de la tente la voix gémissante du Noir continue de retentir : Dix sous !... Dix sous !... Et le vent de faire bouger les murs de la tente. Et les flammes du gaz de trembler et de scintiller...
(*) En français, janissaire est habituellement employé comme un nom pour désigner un soldat de la garde du sultan turc. En polonais, tel que l’emploie ici Zapolska, une musique janissaire désigne un ensemble instrumental d’origine turque, particulièrement bruyant car s’appuyant principalement sur des instruments de percussion.
mercredi 7 octobre 2009
French Cancan
1889 : ceux qui on jeté un œil sur les articles de ce blog se souviennent que c’est cette année-là que Gabriela Zapolska est arrivée de Pologne à Paris et a commencé à envoyer ses chroniques à des journaux de Varsovie.
1891 : le Moulin Rouge n’est pas le seul à vouloir s’annexer la Goulue, la Môme Fromage, Nana la Sauterelle, la Môme Anisette, la Clair de Lune ou Demi-Siphon. A quelques pas de là sur le boulevard de Rochechouart, l’Élysée Montmartre lui dispute ces vedettes. C’est là que Zapolska se rend pour y consacrer une des ses Lettres parisiennes - cet article paraîtra dans l’hebdomadaire Przegląd Tygodniowy, le 17 janvier.
Ce texte, que j’ai traduit et adapté en compagnie d’Arturo Nevill, est assez long. C’est pourquoi je vous propose de le parcourir en plusieurs étapes. Nous y verrons à l’œuvre ces Reines du Cancan, l’attitude du public où se mélangeaient étrangers aussi bien que Parisiens venus parfois en famille, le rôle de Père Lapin en charge de faire respecter une toute théorique moralité du lieu. Regard aigu aussi sur l’avilissement et la déchéance. En contraste et en marge la danse de Ferdijée – danse de séduction soumise d’une femme belle et pauvre, qui gagne ainsi sa vie.
Emergeant d’une cascade de dentelles blanches et de robes relevées, les jambes des danseuses s’élancent en cadence, retombent sans toucher le sol, et de nouveau vers le haut où le vernis de leurs escarpins renvoie mille scintillements. Triomphales, infatigables, jambes d’acier dirait-on dans leur bas noir tendu, mais laissant pourtant entrevoir une peau jaunâtre de chair défraîchie.
Elles sont quatre danseuses, juste devant l’estrade où se tient un orchestre qui brille de tous les ors de ses instruments sous des torrents de lumière. La célèbre Goulue au visage vipérin est vêtue d’une robe bleu ciel. Émergeant des dentelles de son corsage, elle laisse voir une nuque laiteuse sur laquelle serpentent quelques mèches blondes frisottées. Elle lève, très haut au dessus de la tête, la masse de ses jupons qu’elle rassemble d’une main et, sérieuse, presque sévère, ses lèvres d’un rouge carmin esquissant à peine un sourire, elle fait un grand écart sans effort, sans fatigue, sans – au vu de sa poitrine qui émerge des baleines du corset – que sa respiration en soit précipitée. A une chaînette en or est accrochée une petite médaille pieuse qui sautille au rythme des mouvements de la danseuse, comme un insecte doré qu’attirerait le lait de sa chair.
En vis-à-vis de cette Reine du Cancan que l’Élysée Montmartre et Zidler du Moulin Rouge se disputent, danse une sorte de jeune chiot noir aux yeux chassieux, portant une robe sombre et des chaussures déformées. C’est la Môme Fromage, son auxiliaire inséparable. Près d’elle, se tient Nana la Sauterelle dans un costume anglais très correct en serge grise et épaisse. Elle n’est pas fardée. Alors que des nattes bien lisses qui encadrent son visage de titi parisien lui donnent un air de sainte Nitouche, elle s’écroule de rire, du rire éraillé d’une femme qui a l’habitude de boire. A côté de la Goulue déambule une jeune fille ravissante. Elle trépigne sur place et, de ses jambes petites, elle dessine dans l’air des cercles insolites. Telle celle d’une vipère, une langue étroite pointe de sa bouche entrouverte, va-et-vient sur ses lèvres couleur corail, et vomit un flot de mots orduriers avec autant de générosité que si – dans l’insouciance de la jeunesse – elle jetait des fleurs à droite et gauche. Autour des danseuses s’attroupe une foule compacte, calme et silencieuse. Aucune trace d’excitation sur ces visages qu’éclaire une lumière blanche. On y trouve des hommes coiffés d’un haut de forme, vêtus d’une redingote ou en manteau, et des femmes en vêtement sombre et souvent graisseux. Ce sont des bourgeoises apathiques et plates qui semblent sorties de derrière le comptoir d’un proche magasin ou de la salle à manger exiguë et sombre de leur modeste demeure.
Des étrangers, plutôt gênés et apparemment dégoûtés, se fraient le passage pour arriver au premier rang tout près de la Goulue, parmi lesquels deux Anglaises coiffées de chapeaux excentriques. Quant à elle, elle tient à présent d’une main sa jambe levée et reste immobile, dans une attitude royale qui semble narguer, dans son impudeur, la masse des femmes mal vêtues, dont les jupes aux plis droits leur descendent jusqu’aux pieds.
Un journaliste éméché s’est placé derrière la Goulue et s’entête à lui souffler son haleine sur la nuque. Furieuse, sans même se retourner, elle lui lance les dents serrées : Fiche-moi le camp, salaud. Telle un reptile, elle s’aplatit tout à coup contre le sol – ce qui, en disloquant ses membres et en brisant la parfaite harmonie du corps féminin, la rend effrayante, hideuse et monstrueuse. Impressionnée et haletante, la foule regarde avec une sorte de respect ce pas de cancan extravagant, ce corps qui s’étale comme un tissu mou et sans vie au milieu d’un amas de jupons et de dentelles froissées. Pour autant, l’orchestre accompagne en sourdine sur un air plein de poésie et de charme. La Goulue est toujours allongée sur sol, rigide et contractée comme une épileptique. Seul scintille, dans la lumière du gaz, un grand brillant de sa boucle d’oreille accrochée aux bouclettes ondulées de ses cheveux qui retombent en pluie sur un cou d’albâtre mince mais dur comme l’acier, que souligne la ligne de Vénus.
lundi 28 septembre 2009
Les Femmes savantes au Théâtre 14
J’ai souhaité qu’elle puisse assister à un spectacle de bonne qualité en allant voir Les Femmes savantes de Molière au Théâtre 14 – Jean-Marie Serreau, dans la mise en scène d’Arnaud Denis.
La maîtrise de la langue française de mon amie a ses limites. Et, avant de s’envoler de Varsovie, elle ne disposait que d’une traduction en polonais – Uczone białogłowy. D’accord avec mon projet, désireuse d’assister prochainement à Paris à un vrai spectacle en français, elle avait passé une partie de la nuit à en relire le texte et à s’imprégner de sa progression. Elle s’est néanmoins rendue au théâtre avec une certaine appréhension, craignant de ne pouvoir s’y repérer, ne pas y comprendre grand-chose et rester deux heures pour rien sur son siège.
Dès le lever du rideau et jusqu’à la fin, elle a été saisie par le jeu des comédiens, par la mise en scène et par le décor. Elle a été enchantée – une des premières à applaudir très chaleureusement. Sans bien sûr pouvoir apprécier toutes les nuances verbales, elle a saisi l’essentiel de ce qui transparaissait dans le jeu : elle a été conquise.
Entouré d’une jeune troupe dont il a formé la plupart des membres – y compris le metteur en scène qui tient également le rôle de Trissotin – mon ancien professeur, Jean-Laurent Cochet, joue celui de Philaminte, la mère des deux jeunes femmes, Henriette et Armande. Est-il besoin de souligner qu’un tel spectacle démontre de façon simple et grâce à un excellent travail à partir d’un texte qui n’a rien de mièvre, que l’on peut encore de nos jours émouvoir un public qui en gardera un souvenir durable ?
C’est parce que j’avais pu voir cette pièce quelques jours auparavant et que j’en avais été moi-même enchantée que j’ai senti qu’elle plairait à mon amie Jola. Je suis particulièrement heureuse qu’elle partage mes impressions – elle, ainsi que plusieurs de mes proches qui sont de la même opinion. Ne perdez pas de temps – allez-y – on joue ce spectacle jusqu’au 24 octobre !
dimanche 13 septembre 2009
L’air du temps…
Au Théâtre Libre d’Antoine, le mot-clé était « la simplicité ». Cette façon de jouer sur scène nous a été inculquée pendant quatre années d’études à l’École Théâtrale (le Conservatoire). Je me souviens qu’il était difficile, étant jeune, de se rendre compte si les artistes qui jouaient alors sur scène amplifiaient exagérément leurs sentiments. Dans l’air de ce temps, il était normal de mettre en valeur les mots sur scène en les susurrant, de les célébrer. Mais je dirais aujourd’hui que certains de mes maîtres et de ceux qui étaient mes modèles sur scène, jouaient d’une façon plutôt maniérée.
Jeter les mots comme ils viennent – retombée assez fréquente de l’amateurisme sur scène – ce qui peut passer devant un public habituellement passif, n’était pas encore en vogue. Le style de jouer comme au cinéma n’était pas encore répandu. On n’admettait pas que les mots ne soient qu’à peine prononcés. On se serait aussi opposé à une grande liberté en matière de décors ou d’expression plastique, ou à l’emploi de costumes modernes dans des pièces classiques.
Quelques artistes formés à l’école traditionnelle continuent à privilégier un théâtre travaillé, bien mis en scène. Mais au fond ? Aller au théâtre n’a-t-il pas un sens que si la pièce en vaut la peine ? Et la mise en scène ? Il faut certes reconnaître que la perpétuelle recherche d’une innovation gratuite de l’expression dramatique rebute bien des gens et leur enlève envie d’aller au théâtre. Toute formée à l’école ancienne que je suis, j’aime pourtant aller aussi voir des pièces travaillées sous la direction de Krzysztof Warlikowski, de Krystian Lupa ou de Grzegorz Jarzyna. Ils gardent le professionnalisme et l’exigence. Et leurs interprètes – des acteurs contemporains – jouent sans maniérisme.
dimanche 6 septembre 2009
A suivre…
Je ne comptais pas sur une forte présence pour ma soirée de lecture Promenades parisiennes de Gabriela Zapolska, le 1er septembre à l’Entrepôt. Surprise : ils sont arrivés, ils ont écouté, ils ont ri, ils ont posé des questions. Leurs réactions ont été similaires à celles lors d’une lecture précédente dans le cadre du Festival du XIVe arrondissement, La Fureur des mots : «Pourquoi n’y a-t-il pas encore de film sur Zapolska ?», «Écris une biographie», «Il faut faire quelque chose pour faire connaître cette bonne femme»…
Je rame un peu – je ne suis pas la seule à vouloir faire partager une passion – avec, par exemple ici, ceux qui pourraient aider à faire un film, écrire une biographie ou faire connaître Zapolska en France. Je me sens comme une lettre enfermée dans une bouteille jetée à la mer, en espérant que…
A l’horizon déjà, une lueur commence à poindre : à Varsovie, une exposition consacrée à Gabriela Zapolska se prépare pour l’an prochain. On n’oubliera pas d’y évoquer sa période parisienne.
Vous en saurez plus bientôt.
vendredi 21 août 2009
Aux arbres…
En nous indiquant l’attitude que nous devrions avoir pendant le jeu théâtral, mon professeur, Jean-Laurent Cochet, donnait l’image d’une danseuse – ou d’un arbre : les pieds fortement enracinés sur le sol, la tête vers le ciel. Cet équilibre, cette harmonie, sont nécessaires pour bien rendre le texte.
Après la guerre, enfant, j’allais à l’école à pied, et je marchais pendant quelques kilomètres. Pendant tout ce trajet, j’observais les arbres. Dans notre petit groupe d’écoliers, nous nous amusions à nous approprier ceux qui bordaient une allée de bouleaux. J’avais mon arbre, un grand tronc d’où s’écoulait une sève de printemps. Nos enseignants nous ont appris à respecter et à aimer les arbres.
Il est des pays où le souci est grand de planter des arbres – sur le moindre terrain. En Pologne, l’arbre fait partie du paysage : j’ai été étonnée de voir, en France, ces champs que l’on cultive, nus, jusqu’à perte de vue – mais aucun arbre.
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samedi 18 juillet 2009
Les Salons de peinture
En Bretagne, où j’ai passé des vacances, j’ai rencontré Paul Sérusier et un groupe de Symbolistes. Quand je visitais les Expositions, leurs tableaux me faisaient rire, alors que Stefan les regardait avec sérieux. Ces peintres – les Symbolistes – portaient des sabots et des habits de paysans, fumaient la pipe et discutaient sans cesse de tons et de couleurs. Ils se sont eux-mêmes appelés Nabis.
J’aime la peinture. Moi-même, à l’époque, je me suis acheté une boite de couleurs et j’ai peint quelques croûtes – on dirait des paysages – tout bleu car la mer est bleue, bien que verte par endroit. Plus je contemplais cette étendue d’eau, plus j’étais convaincue qu’aucun peintre n’arriverait à bien rendre la mer sans utiliser les couleurs or et argent. J’ai sympathisé avec ces peintres et j’ai assisté à des scènes de leur vie et à leur manière de concevoir leurs tableaux. La présence de Paul Sérusier dans ma vie a été une découverte formidable. Il m’a appris à regarder autrement la peinture… et ne plus avoir peur de la mort. J’ai écouté ses théories le jour et la nuit. Nous pensons parfois à nous marier.
Au début, les Symbolistes, on les appelait les Synthétistes. Ils étaient une petite poignée : Gauguin, Bernard, Anquetin. En 1889, au cours de l’Exposition Universelle, ces artistes ont organisé une petite exposition dans un modeste café : c’est de cette manière qu’ils ont attiré l’attention du public. Le nom de Symbolistes leur a été donné par un groupe de poètes qui portaient déjà ce nom et qui ont trouvé que ce genre de peinture dénotait une filiation commune à ce qu’il y avait dans leurs œuvres.
En tant que le chef de file, Gauguin a consenti à cette dénomination : celle-ci s’est imposée depuis. Pour se moquer, le prolétariat de la peinture les a surnommés : les Symbolos. Gauguin a commencé comme Impressionniste mais il est parvenu à quelque chose de plus parfait et de plus complet. Transmettre des impressions reçues en observant la nature ne suffisait pas à son imagination. Il s’est alors tourné vers le gothique et vers les primitifs. Il a ainsi compris qu’il manquait un style à l’art contemporain. Mais ne voulant pas imposer à tous un seul style, un seul schéma, une seule manière – ce qui serait absurde. Il a souhaité que chaque artiste fasse sortir de son âme le style qu’il avait en lui. Il s’est également consacré à la composition, comme condition nécessaire pour créer un style décoratif.
Van Gogh était un artiste doté d’une fantaisie folle et d’un tempérament, un coloriste dont la richesse des couleurs éblouit. Éprouvé de son vivant dans son corps par la maladie et par le dénuement, il possédait un esprit puissant, qui rassemblait en lui-même presque toutes les écoles de peinture. Comme peintre, il était Impressionniste. Comme dessinateur, il était Caractériste et, dans la manière d’exprimer ses sentiments et les idées qui le tourmentaient, il était Symboliste.
Van Gogh a pris Monticelli et Gauguin pour maîtres et, en laissant la bride à son tempérament ardent et flamboyant, il a regardé la nature à travers ce prisme. Il s’est élancé vers la lumière, vers des lueurs aveuglantes et, tout à coup, il s’est enfoncé dans l’obscurité… il est devenu fou ! Qu’est-ce que la folie – Qu’en savons-nous ? Le génie et la folie ne sont-ils pas du même lit ? Sur leurs ailes, les génies portent le monde vers la lumière et aucune camisole n’en a entravé les ailes ! Les ailes de Van Gogh nous ont livré plusieurs dizaines de toiles où il ne s’agit pas d’une «imitation parfaite» de la nature mais où nous devinons, en les regardant, comment lui, Van Gogh, voyait la nature.
Une toile de Van Gogh, j’en ai une qui est accrochée dans mon atelier – un joyau qui, dans quelques dizaines années, n’aura pas de prix. Mon appartement se transforme peu à peu en un musée. J’ai aussi des toiles de Gauguin, Maurice Denis, Vuillard, Anquetin, des sculptures en bas-relief. Il me manque des murs pour les accrocher et six toiles sont dans mon cabinet de toilette, en attendant des jours meilleurs, quand j’aurais un appartement plus grand. J’ai un grand tableau que m’a donné Antoine : entièrement peint avec des points – cela va faire sensation à Varsovie. J’aurais aimé d’avoir l’un des tableaux de ces Symbolistes, peint en trois couleurs seulement et qui représente de petits monstres.
Vous savez… pendant ces six années à Paris, j’ai beaucoup appris: à sentir, à penser, à regarder le monde et l’art, l’évolution sociale, et à trouver le sens de l’existence. Qui étais-je avant ? Une machine sans intelligence, poussée au gré des vents et de mes éditeurs… En un mot, je suis devenue un être humain.
Et maintenant, avant le bref voyage que je compte faire à Varsovie après tant de temps, j’ai encore à préparer mon rôle de la Femme aux Rats, dans le Petit Eyolf d’Ibsen que je vais jouer au Théâtre de L’Œuvre de Lugné-Poe… un théâtre Symboliste. Je compte revenir bientôt à Paris – car Sérusier m’attend.
L'Exposition Universelle
De cette fourmilière inondée de lumière, émerge – vers les hauteurs – une merveille, comme de la dentelle et des lampes assemblées. Des dentelles puissantes et extraordinaires qui bouleversent l’âme endormie et l’entraînent avec cette audace insolente par laquelle elle s’élance vers le ciel. C’est la Tour Eiffel. C’est en vain que, sur l’Esplanade, des faisceaux lumineux s’entrecroisent, en vain que le Pavillon d’Argentine, pareil à un palais enchanté, scintille de lumières pourpres, bleues ou vertes. En vain que, sur le Pavillon du Gaz, un génie fait jaillir de la paume de sa main un jet du feu ! En vain que des jets de couleur lilas ou saphir font que la Galerie centrale baigne dans des écumes. En vain que la Galerie des machines, telle un serpent, allonge son corps flamboyant. Tous ces feux, toutes ces lueurs pâlissent à côté de la Tour…
Ah ! Quelle foule, diverse, de toutes les races, parlant toutes les langues, multicolore ! Lorsque tombe le crépuscule, la foule se déverse par les portes comme une large rivière, recouvre l’Esplanade, l’allée de La Bourdonnais, le pont d’Iéna, l’avenue Rapp, la rue du Caire. Elle court, crie, s’amuse, se bouscule, inonde les bazars orientaux, les restaurants, les cafés, les gazons.
Les gens grimpent les escaliers du pavillon du Globe terrestre, engloutissent des milliers de tasses de thé indien qui fait transpirer quiconque s’en abreuve. Ils se font arnaquer dans des restaurants où la portion de bouillon coûte 1 franc et où il faut payer séparément pour le couvert, la nappe et une assiette. D’autres personnes sont plus économes. Elles achètent de grands pains, sortent de leurs poches gâteaux, viandes et bouteilles de vin, s’assoient sur les gazons à même le sol, ou bien sur les machines qui sont exposées en plein air.
On mange ici beaucoup et en permanence. On mange dans des ascenseurs de la Tour Eiffel, dans la Salle des machines, devant ces joyaux qui valent des millions, sous les lumières chatoyantes de l’électricité ! On mange partout et encore ! On voit ainsi des dames qui achètent des sandwiches, des tartines, des galettes. On en voit qui boivent du lait, de l’orangeade servie par des garçons noirs, et d’autres qui boivent des bocks, servis par des Indiens. Il semble que l’unique souci qui anime les Français soit de bien manger !
En ce qui concerne la manière de s’habiller… Mon Dieu ! Le chic ? C’est un mot inconnu ici ! Les dames qui rodent autour de la Tour Eiffel sont rousses et fardées comme des poupées empaillées. Elles portent des mitaines, n’ont aucun charme et se tiennent les mains sur les hanches ! O, gracieuses Varsoviennes ! Si votre mari vous dit incidemment, en buvant son café le matin : Tu sais, ma Chérie, je vais à Paris. C’est pour voir… la Tour Eiffel ! - Souriez seulement, de ce sourire voluptueux qui est le vôtre et, en arrangeant les dentelles de votre négligé du matin, répondez lui : Bien sûr, mon Chéri… va la voir… la Tour Eiffel. Je t’attendrai ici . Vous pouvez l’attendre sans crainte. Les chignons roux des dames d’ici vont faire que votre ingrat de mari reviendra vers vous avec multitude des flacons d’essence de rose, de nombreux bracelets d’Égypte, des éventails en plumes avec des franges dorées, et les plus belles broderies, ainsi que des haches plus ou moins rouillées, pour parer les murs de votre appartement…
La clôture de l’Exposition
Je suis allée avec mes voisins – Mme Nini, son mari et moi – à la clôture de l’Exposition Universelle. Après le déjeuner, où nous avons englouti une masse de Roquefort, du Brie, du Petit Gervais, des poires, des raisins, des noix, des petits-fours, des pommes vanillées, des confitures, après avoir bu quelques tasses d'un café noir arrosé copieusement de ma fine, Madame Nini a enfin décidé : Il est temps de partir.
J’ai soufflé. Le temps passait, et nous étions toujours devant cette table en mangeant et en mangeant sans cesse. Selon le programme, nous devions passer une journée entière à l’Exposition. J’étais sûre qu’au plus tard dans une heure je serais au Trocadéro ou au Champ de Mars. Illusion ! J’ai oublié que les Français aiment bien manger et longtemps. Le crépuscule était tombé lorsque nous nous levions de table.
Il était temps de partir. Mais Monsieur était d’un autre avis. En engloutissant encore une tasse de café, une livre de raisins, il s’est mis à faire des provisions pour cette excursion. Donc, une bouteille plate de Cognac, 4 poignées de noix et une livre de fruits confits. Il voulait encore emmener la tarte Courcelles et une bouteille de la Chartreuse, mais Madame Nini a émis une réserve : Il vaut mieux que tu prennes ça – a-t-elle dit, en mettant dans la poche du vêtement de son mari une douzaine de figues : Elles vont me rafraîchir lorsque je serai éreintée.
En épinglant sur nos vestes des gerbes de violettes, elle a conclu que nous sommes très bien et en secouant un grand manchon, elle a ouvert la parade en disant à son mari : Tu sais, mon chat, lorsque nous serons arrivés sur place, nous nous arrêterons dans un restaurant car je sens qu’il me manque quelque chose… Ciel !
En sortant dans la rue, nous avons eu un avant-goût des festivités nocturnes. Les cochers, de la hauteur de leurs sièges pestaient, se croyant tout puissants. Devant les arrêts des autobus, les foules grouillaient en attendant qu’on appelle le numéro qu’ils avaient pris au guichet. Les petits omnibus passaient lentement remplis de passagers, et les conducteurs criaient avec un accent caractéristique : A l’Exposition – porte Rrraapp… cinquante centimes.
Monsieur, de pur sang parisien se sentait dans son univers. Il sautait, courait d’un cocher à l’autre en leur montrant une pièce de 5 francs. Enfin, un cocher nous a acceptés dans son fiacre : Mais vous savez, mon bourgeois – a-t-il dit, en se penchant de son siège : C’est cent sous ! Nous sommes partis.
De deux côtés des boulevards, des colonnes noires de gens avançaient rapidement dans la direction de l’Exposition. Des milliers de fiacres, de voitures, des omnibus serrés, occupaient le milieu de la rue. Par moments la circulation était entravée. Les agents de police, à la voix enrouée, fatiguée, s’affairaient entre des chevaux en essayant d’imposer un ordre. Les injures des cochers, le hennissement des chevaux, le rire des passagers faisaient un chaos indescriptible.
Une lueur couleur sang couvrait le ciel du côté de Trocadéro. Nous avons acheté 15 tickets à trois sous pièce et nous avons fait la queue devant l’entrée de Trocadéro. Le temps était splendide, le ciel pur, l’air – bien que frais, était sec. Nous avons vite couru dans la direction du Palais.
Comment pourrais-je vous présenter ce torrent mouvant dans lequel baignent en ce moment le Palais de Trocadéro et le Champ de Mars ? Tous les rebords du Palais, des fenêtres, des balcons, des balustrades, des ornements… sont soulignés par un fil lumineux. Des bouquets de lumière colorée scintillent comme des fleurs mystiques. Les immenses ailes du palais tracent des demi-cercles dorés. Tout flambe, brûle, tremble sous le souffle du vent. Dans la Seine, se réfléchissent les lumières qui se balancent sur le pont des bateaux qui s’y trouvent en grand nombre. Celles des restaurants sur l’eau sont rouges ; les bateaux près du Louvre sont parés de guirlandes vertes et de lampions aux lueurs dorées.
Sous la Tour Eiffel, la masse noire des gens bouge, crie et fait du bruit. Dans un kiosque, un orchestre joue un ancien air de polka. La foule commence à s’agiter. Les hommes sifflent, les femmes fredonnent. Soudain, des coups de canon ébranlent l’air. On dirait que la Tour Eiffel se met à brûler ! Toute entière ! Monstre flamboyant attisé par des diables, elle se consume en des couleurs pourpres. On distingue les lignes noires de l’échafaudage en fer et des poutrelles. Vue magique à vous couper le souffle. Des buissons alentour, jaillissent des lueurs rougeoyantes. Les fontaines prennent une couleur sang et déversent une pluie de rubis. Le vent agite les lampions accrochés aux arbres. Devant la statue de la République à laquelle la lueur des flammes semble imprimer un tremblement, la foule s’écrie : Vive la République !
(D'après des traductions-adaptations de Lisbeth Virol & Arturo Nevill)
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A L'ENTREPÔT, 7/9 rue Francis de Pressensé
dans le 14ème (métro Pernety ou Plaisance),
le 1er septembre à 19 heures 15 :
Lecture de textes de Zapolska sur Paris
(entrée libre - durée d'environ 1 heure)
jeudi 16 juillet 2009
La petite Valti
Soudain, une lumière violette s’allume, on entend le bruit des jets d’eau, on voit comme des milliers d’étincelles…ce sont des fontaines multicolores qui, comme des gerbes de bijoux, font s’épanouir des milliers de gouttelettes qui se désagrègent dans l’air. Dans le lointain, on voit les statues que l’électricité inonde de blancheur.
Une mélodie de czardas nous parvient. Sur une voiture passe une danseuse, une bayadère de la rue du Caire, toute enveloppée d’un vêtement noir.
Je n’avais jamais vu les vraies bayadères de la rue du Caire avant d’avoir assisté au spectacle de Mademoiselle Valti à La Scala. Sur une scène, baignée par la lumière et des éclats de lueurs électriques, une jeune femme rousse balance des hanches. Elle chante, la charmante Valti en faisant tourner sa petite tête encadrée de cheveux roux. Elle sourit, elle est gracieuse, le satin et le strass brillent. D’un soprano pur, elle chante :
Elle frétille si joliment de son petit bedon que le public qui remplit la salle de la Scala applaudit frénétiquement sa danse du ventre. Elle a le plaisant minois d’un titi parisien ; elle est coiffée d’un chapeau de crêpe, couleur or et rose ; sa silhouette de danseuse, on la dirait dessinée par Grévin. Le chef d’orchestre qui l’accompagne discrètement d’une mélodie harmonieuse est obligé de reprendre pour la 3ème fois le dernier couplet. La jolie fille cligne de l’œil gauche, se balance de nouveau sous les lumières en jetant des étincelles de diamants… et recommence à chanter.
Son agréable silhouette ondule sur la scène vivement éclairée et, sous le satin rose, son «petit bedon» continue de s’activer. Lorsque cette «gommeuse du lieu», fort appréciée avec son expression de gavroche, pose ses mains blanches sur ses hanches rebondies ceinturées de ruban dorés, et chante en plissant les yeux :
.......... Abdi-abdah,
.......... Fiou fiou, piou, piou,
..........Dansons, dansons,
..........La danse du ventre
… le public acclame avec des cris d’enthousiasme la danse de sa chanteuse préférée.
Ce n’est qu’après que j’ai couru voir la vraie danse du ventre des bayadères de la rue du Caire, au Champ de Mars. Mais j’ai été bien déçue : au fond, j’ai préféré la danse de la petite Valti. Il se peut bien que, sous les lumières électriques, il n’y ait que satin, plumes, artifice et la grâce féminine propres à captiver et à soulever les foules. Je n’en suis pas sûre… mais ce que je sais, moi tout comme le public, c’est que j’ai applaudi la Valti et que j’ai crié : Dansez, dansez-la, la danse du ventre – en souhaitant que cette ravissante apparition ne s’éclipse pas trop vite.
mardi 14 juillet 2009
Aristide Bruant
Venant de l’asphalte boueux marqué par les pas mal assurés de chaussures mouillées et par le bruit des talons déformés, un autre gémissement animal se fait entendre en écho, venant comme du dessous d’un catafalque où on aurait mis un cadavre à moitié dévoré par des loups affamés :
Je voulais rencontrer ce célèbre Aristide Bruant qui chante cette misère. Un ami écrivain m’a accompagné. Pendant tout le trajet sur le boulevard de Rochechouart près duquel se trouve le cabaret du Mirliton, en venant du théâtre du Château d’Eau, j’ai pensé à ce poète du pavé, à ce chanteur des miséreux et des va-nu-pieds. A celui qui plonge ses mains dans de haillons qui font le tout-venant de Paris.
Tout y est, dans les chansons de Bruant : et la corruption, et la décomposition qui touche les prolétaires qui grouillent dans les passages nauséabonds des banlieues. On y trouve aussi les pleurs des enfants adultérins abandonnés comme des chiots, le gémissement de la jeune fille abusée, la voix à peine audible d’une femme affamée, des lueurs de couteaux en action, l’attente déchirante d’une misérable derrière les barreaux, le claquement de dents d’un mendiant frigorifié.
En un mot – ce chant résume tout le malheur de ces innocents et de ces perpétuellement affamés, dont le seul futur est le cercueil. De ceux qui, de Montmartre jusqu’à la Glacière, telle une légion bien entrainée qui avance en ordre de bataille, sont toujours prêts à répondre à l’appel du crime, leurs nerfs dansant la sarabande, la crampe à l’estomac, le cerveau vide, fixant le chiffon rouge qui s’agite devant leur yeux saturés par l’absinthe.
A peint rentrée au cabaret, toute la foule des invités s’est levée et m’a entourée. Un hurlement effrayant a retenti :
La porte s’est soudain ouverte. Sur le seuil, un homme trapu, une écharpe rouge autour du cou, les yeux mi-clos, a commencé d’une voix éraillée :
Les serveurs distribuaient des bocks de bière en faisant du bruit avec des soucoupes. Les invités criaient, hurlaient, s’injuriaient. Il y avait sans cesse quelqu’un qui entrait en faisant claquer la porte. Le gaz vacillait avec des à coups tandis que Bruant continuait de chanter les yeux mi-clos en faisant des pas de faible amplitude, en produisant des sons inhabituels, gutturaux, ou comme d’un nanti. J’avais du mal à reconnaître la chanson que j’avais entendu retentir dans le silence de la nuit – celle qui m’avait souvent tiré de mon sommeil, et dont l’écho, telle une berceuse, revenait à la charge, entêtée et maladive...
Et j’ai été étonnée de voir que, après le chant, il est venu avec une soucoupe pour ramasser des sous. Dans ce cabaret où, désormais, le Tout-Paris intelligent, raffiné et élégant vient écouter ses chansons, je n’avais pas de mot pour ce commerce de la misère des autres. Au moment de mon départ, il s’est incliné en disant : Bonsoir, Madame !
En rentrant, j’ai tendu malgré moi l’oreille pour savoir si, dans le lointain, me parviendrait la voix enrouée d’un miséreux affamé et frigorifié qui, chanterait des airs de Bruant. J’attendais, en écoutant, qu’un gémissement me parvienne des noirceurs de Rochechouart ou des hauteurs de Montmartre, ce gémissement animal qui vous prend aux tripes… Mais les miséreux se sont tus, ils se cachaient dans des recoins. Il n’y avait que le vent pour agiter des branches dénudées et pour étirer des ombres incertaines au travers des rayons jaunes des réverbères.
A L'ENTREPÔT
7/9 rue Francis de Pressensé dans le 14ème
(métro Pernety ou Plaisance)
le 1er septembre à 19 heures 15
Lecture de textes de Zapolska sur Paris
(entrée libre - durée d'environ 1 heure).
jeudi 9 juillet 2009
Congrès des Femmes
Nous sommes en 1892, au mois de mai…
Dans une salle longue et étroite, un grand nombre de bancs qu’occupent une multitude d’hommes et des femmes. A l’entrée, les portes largement ouvertes laissent passer un rayon de soleil. Sur une petite table, un tas de papiers et un bouquet de roses et de muguet.
Sur l’estrade, les deux initiatrices de ce Congrès : madame Maria Szeliga-Loevy – ma compatriote – la Secrétaire de l’Union universelle des Femmes – et madame Potonnié-Pierre – Secrétaire de la Fédération française des Sociétés féminines.
Au milieu, derrière la table, Marie Deraismes préside, une clochette à la main. Elle dit que toutes les misères que subit la femme résultent de sa condition juridique qui la met en position d’infériorité. Elle termine régulièrement un discours bien ficelé et plein d’esprit par une attaque contre Napoléon 1er et son code, en réclamant pour les femmes l’égalité en matière politique.
Près d’elle, Clémence Royer – géniale érudite, traductrice de Darwin, membre de la société d’anthropologie. On ne se rend pas compte tout ce qu’il peut y avoir de connaissances dans une si petite tête, perdue dans un amas d’héliotrope couleur lilas et de rubans violets.
Derrière elles, se trouve madame Léon Becquet, qui est la veuve d’un avocat. Elle est la fondatrice d’un refuge pour femmes enceintes, qui se trouve avenue du Maine dans des salles spacieuses et bien éclairées, et présidente de la Société aux Mères qui allaitent.
Puis Madame Valette qui est journaliste et militante. Elle lâche une avalanche de chiffres effrayants, qui démontrent à quel point les ouvrières sont exploitées par leur patron.
Dans la rangée suivante, on trouve des femmes comme Marie Popelin qui est docteur en droit, madame Blanche Edwards, docteur en médecine, madame Morsier, qui lutte vaillamment contre la prostitution et mademoiselle Stefania Feindkind de Varsovie, étudiante en médecine, la meilleure élève de Charcot. Il y a aussi des Finlandaises, des Anglaises, des Allemandes, des Roumaines, des Françaises, des Italiennes… Il ya bon nombre d’hommes…
Mais tout à coup on entend un bruit et un cri retentit. La question soulevée à la tribune – la recherche en paternité – provoque un ouragan de protestations de la part de quelques hommes. On en est arrivé à ce que Renée Marcil s’est ruée sur un type qui était parvenu à se hisser sur l’estrade et qui invectivait l’assistance, en traitant tout le monde de lâches. On a réussi à rattraper Renée Marcil et à la retenir. Elle s’est mise à pousser des cris de putois, à hurler, et à distribuer des coups de poings à droite et à gauche. Même Szeliga, en a reçu un dans la mâchoire. Le dénommé Du Bellay, qui avait provoqué tout cet incident, s’est saisi du parapluie de Rojecka et attendait sur la défensive.
C’était à mourir de rire ! J’étais au septième ciel ! Dans la salle où se tenaient dans les 3000 personnes, ça criait, ça rigolait, ça hurlait ! Les femmes se querellaient entre-elles, poussaient des cris aigus, s’invectivaient. Les hommes se moquaient d’elles et, les uns après les autres, grimpaient sur l’estrade pour y semer la pagaille….
Mais ce rire à part, ce Congrès n’a pas été un risible rassemblement de femmes en guerre contre les hommes. Oh ! Que non ! C’était une réaction et une révolte contre l’oppression qui frappe l’humanité toute entière. Il avait pour objectif d’améliorer le sort des femmes. Il va de soi que l’on n’y est pas totalement arrivé. Le devenir de la libération des femmes est trop lié à l’évolution de l’humanité dans son ensemble. Ci-et-là, se mêlaient au chœur de ces voix qui réclamaient égalité des salaires, plus de crèches, plus de dignité, les voix compatissantes de quelques hommes.
Les hommes auraient-ils compris que, derrière l’ombre de Manon qui erre sous les voûtes de cette église, c’est Des Grieux qui marche dans ses pas comme un page triste et fidèle, et que la réhabilitation de Manon ennoblit son amant et lui permet de se relever de la moisissure de son infamie ? Est-ce cela qui motive leur compassion ?
Rappel :
Lecture de textes de Zapolska sur Paris,
le 1er septembre à 19 heures 15 (entrée libre - durée environ 1 heure)
à l’entrepôt 7/9 rue Francis de Pressensé – Paris 14ème (métro Pernety ou Plaisance)
D'après une traduction - ici adaptatée pour la lecture à l'entrepôt - de Lisbeth Virol & Arturo Nevill.